"REVEILLER LA MÉMOIRE DE LA SAINTETÉ"

 

Source : SOP 11 septembre-octobre 1996
POINT DE VUE
LE XV° CENTENAIRE DU BAPTÊME DE CLOVIS
 
Olivier CLEMENT
A la veille de la visite en France du pape JEAN-PAUL Il qui devait se rendre
à Reims, le 22 septembre dernier, à l'occasion du 15° centenaire du baptême
de Clovis, cette commémoration était loin de faire l'unanimité. Certaines
voix, notamment parmi les protestants, regrettaient qu'elle ait été quelque
peu monopolisée par l'Église catholique et n'ait pas reçu plus d'envergure
oecuménique. D'autres voix se sont fait entendre pour mettre en cause le
bien-fondé d'une célébration officielle, y voyant une atteinte à la laïcité
républicaine. D'aucuns enfin ont saisi l'occasion pour contester la venue
même du pape en France. Mais au-delà de certains regrets, parfois justifiés,
et malgré quelques signes de mauvaise humeur, cette commémoration offre la
possibilité d'ouvrir un débat sur les fondements de l'identité française et,
peut-être, sur la mémoire collective de la sainteté, estime Olivier CLEMENT,
historien et théologien orthodoxe d'origine française, professeur à
l'institut Saint-Serge, qui a confié au Service orthodoxe de presse, un peu
avant l'arrivée de JEAN-PAUL Il en France, quelques réflexions sur ce que la
presse française a d'ores et déjà appelé l'affaire Clovis".
La conversion au christianisme des peuples d'Europe orientale, aujourd'hui
catholiques ou orthodoxes, et aussi des peuples scandinaves - des
Occidentaux, n'est-ce pas ? et devenus protestants - a été célébrée mille ans
plus tard, en notre fin de siècle sans le moindre problème. Partout on a vu
dans cet événement l'entrée dans la civilisation européenne, dont les
valeurs, en grande partie, sont chrétiennes. Tous ces "baptêmes" étaient
d'abord le baptême du prince. On se souvient qu'en 1988 les dirigeants
communistes russes finirent par encourager les cérémonies prévues par
Église pour commémorer le "baptême" de la Russie.
Alors, pourquoi tant de remous en France, pour cet anniversaire du baptême de
Clovis?

Une grande affaire européenne

On peut avancer d'abord que ce baptême n'est nullement celui de la France (je
sais, on ne baptise que des personnes, mais il faut comprendre ce que parler
veut dire). A la différence des pays de l'Est ou du Nord de l'Europe,
entraînés par leurs princes, ou des Saxons et des Baltes, "évangélisés" par
le fer et le feu, les pays plus ou moins méditerranéens sont devenus
chrétiens peu à peu, durant les premiers siècles de notre ère, par des choix
personnels libres et risqués (contre les autorités civiles et non à leur
suite).
J'écris ces lignes non loin des Saintes-Maries-de-la-Mer, où la légende veut
que soient arrivés, dans une barque sans rames ni voiles, saint Lazare et
sainte Marie Madeleine. Au 2e siècle, des communautés chrétiennes sont bien
attestées dans la vallée du Rhône. Avant Clovis, bien avant, Église des
Gaules a donné plusieurs Pères de Église, souvent venus de loin, comme
saint Irénée de Lyon et saint Hilaire de Poitiers. C'est une Église déjà
ancienne, solide, bien constituée, qui a pu accueillir Clovis et ses
guerriers
Le royaume de Clovis, du reste, n'englobait ni les pays rhodaniens, ni ma
Septimanie natale. Par contre, il s'étendait sur l'actuel Bénélux et toute
l'Allemagne de l'Ouest. On aurait donc pu faire de cette commémoration une
grande affaire européenne ! Ce royaume, du reste, devait être multiplement
partagé sous les Mérovingiens et les Carolingiens, et c'est seulement au
partage dès 863 qu'apparaît une Francia occidentalis où l'on peut voir
l'origine de la France.

Une grande affaire oecuménique

Quelle est donc la véritable signification historique de l'événement ? Avant
tout, me semble-t-il, la réconciliation, bientôt la fusion du peuple
gallo-romain et des envahisseurs germaniques qui s'étaient partagés la Gaule.
L'obstacle qui, jusqu'alors, avait interdit le rapprochement était religieux.
Goths et Burgondes étaient chrétiens, mais ariens. Lesquels - qui devaient
leur nom à un théologien égyptien du début du 4ème siècle, Anus - ne
croyaient pas à la pleine divinité du Christ. Contre l'arianisme, le premier
concile oecuménique, réuni à Nicée en 325, avait proclamé la
"consubstantialité" du Christ et du Père: Dieu s'est véritablement incarné!
Mais des missionnaires ariens avaient converti les "barbares" alors au-delà
du Danube, et les rois germaniques établis ensuite en Europe occidentale
persécutaient Église qu'on pourrait appeler "nicéenne'". Seuls les Francs
étaient restés païens. Leur conversion, à la suite de Clovis, à la grande
Église, fit des Gallo-romains leurs alliés et permit la facile conquête de
Aquitania (de la Loire aux Pyrénées). Seule la Burgondie (un mot qui a donné
notre Bourgogne) résista, parce que le christianisme nicéen avait déjà gagné
l'élite dirigeante : Clothilde n'était-elle pas une princesse burgonde et une
bonne et très convertisseuse catholique?
"Catholique", au fait,  il faudrait préciser. En Orient comme an Occident, à
Constantinople comme à Rome, on tenait Église pour "catholique" (selon le
tout de la révélation) et la foi pour "orthodoxe" (fondée sur une juste
doctrine comme juste célébration). Les deux mots n'ont pris un sens
confessionnel qu'à la fin du Moyen Age.
C'est pourquoi je m'étonne que les orthodoxes et les protestants ne soient
pas davantage associés à cet événement, qui aurait pu être aussi une grande
affaire oecuménique ! Après tout, la papauté n'a pas joué un grand rôle dans
la conversion de Clovis, tandis que l'empereur "romain", à Constantinople
saluait l'intégration des Francs à la "république" chrétienne en envoyant à
Clovis les insignes consulaires I Quant aux protestants, que je sache ce sont
presque tous des "nicéens".

Un fondement de l'unité nationale

Cette fusion des Gallo-romains et des Francs (et autres Germains) est
vraiment un des fondements de l'identité française. La France est le seul
pays qui doive son nom aux Francs, tout en ayant rejeté leur langue pour
préserver son parler "roman". Quel contraste d'ailleurs entre France "la
douce" et le nom - "Frankreich"- que nos cousins germains utilisent pour nous
désigner
Quant au "mythe" de Clovis, créé par les Carolingiens et repris par les
Capétiens par souci de légitimité, c'est tout autre chose, et je doute qu'on
en parle beaucoup à Reims lors de la visite du pape. Il appartient pourtant à
l'histoire de notre pays, il a favorisé son unification par la royauté
sacrée. Bien belle est la légende de la Sainte Ampoule apportée par une
colombe, symbole de l'Esprit. Contrairement à ce que pensent nos
'anticléricaux, le roi sacré, qui guérissait les écrouelles, n'était
nullement asservi aux évêques et au pape. C'était un laïc, et il résumait
dans sa personne le sacerdoce royal du laïcat. L'onction du saint chrême
apparaissait comme l'intensification de la chrismation dispensée à tous les
laïcs. Tant que pareille monarchie a duré en France, 'Église de ce pays a
gardé une considérable autonomie. Certes elle acceptait la primauté romaine,
mais le plus souvent selon ses modalités anciennes: les évêques français, au
17ème siècle, s'appuyaient pour ce faire sur les conciles du 4ème siècle
(Sardique) et du 5ème (Chalcédoine).
Laissons de côté le mythe de Clovis, dont le nom, devenu Louis, fut repris
par tant de nos rois. Il est compréhensible que ni la République, ni la
papauté, n'y soient attachées. Mais l'importance du christianisme nicéen dans
la formation du génie français et du génie européen, le rapprochement des
gallo-romains et des envahisseurs germaniques bien vite intégrés, voilà qui
mériterait une célébration unanime et sereine. Après tout, la notion de
personne, qui nous est chère, vient pour une grande part du développement de
la pensée nicéenne, cette antinomie en Dieu (et donc dans l'homme, son image)
de l'unité absolue et de la différence non moins absolue.

La perte de la mémoire

Alors pourquoi cette contestation actuelle?
La première raison, je crois, est une immense perte de mémoire dans
l'enseignement français. Mes parents étaient l'un et l'autre maîtres d'école
- et athées. Héritiers de la grande tradition républicaine du 19e siècle qui
n'hésitait pas, avec Michelet, à assumer tout le passé de la France, ils
parlaient longuement et sans le moindre problème à leurs élèves du baptême de
Clovis. Je le sais, je fus l'élève de mon père, position particulièrement
redoutable, et je me souviens encore de l'émotion que soulevaient en moi,
sans que je les comprisse bien, les paroles de saint Rémi à Clovis : "Courbe
la tête, fier Sicambre. Brûle ce que tu as adoré et adore ce que tu as
brûlé". Et l'appel au "Dieu de Clothilde", au plus dangereux du combat. Ces
instituteurs laïcs, personnellement athées, aimaient le passé de leur patrie.
Ils parlaient aussi de Blandine, de Martin de Tours (le manteau partagé) et,
bien sûr, de Jeanne d'Arc.
Tout cela n'était ni oublié, ni politiquement utilisé. On était d'une patrie
- nullement contre les autres -, dont on n'ignorait pas les racines. Il y
avait aussi quelque chose de chrétien dans les Lumières, dans la nostalgie
révolutionnaire de fraternité, dans la mystique républicaine-socialiste du
siècle dernier.
Maintenant, on a perdu la mémoire, parier du baptême de Clovis semble
incongru. La laïcité de quelques-uns, durcie en laïcisme, - un laïcisme
d'État, si je comprends bien -, n'assume plus mais redoute l'héritage de ce
pays. Des vieilleries cléricales, et l'on se gausse. Ici je voudrais citer
l'avertissement du poète:
"Les pays qui n'ont plus de légendes seront condamnés à mourir de froid".

Une tradition spirituelle complexe

La seconde raison fondamentale de la contestation actuelle me semble la
personnalité de Jean-Paul Il. On peut, bien entendu, poser quelques questions
: fallait-il que le pape, et le pape seul, vint à Reims, comme si Clovis
appartenait au seul catholicisme, alors que la tradition spirituelle de la
France est bien plus complexe ? Fallait-il qu'il se rendît, à cette occasion,
en Vendée ? Je sais bien qu'il ira simplement vénérer la tombe du bienheureux
Grignon de Montfort, qui le mérite bien, mais qu'il le veuille ou non, cela
donne à son voyage, dans un pays aussi divisé que la France, une portée
inutilement politique...
Personnellement, je souhaite que Jean-Paul Il réveille, au plus profond du
psychisme collectif de ce pays, la mémoire de la sainteté, à la Péguy, si
j'ose dire, c'est-à-dire contre toute dégénérescence de la mystique en
politique, et sans oublier personne. Mais on ne peut pas ignorer que, dans
une bonne partie de l'opinion française, ce pape n'est pas populaire. Le
malentendu est écrasant. Ce charismatique de génie passe pour "conservateur",
alors qu'il a donné un fondement spirituel aux "droits de l'homme" qu'il a
tenu aux juifs et aux musulmans le langage de la réconciliation, et qu'il
lutte contre le néolibéralisme avec autant de décision qu'il a lutté contre
le communisme. Le pire, c'est qu'il affronte durement, avec un langage, sans
doute pas toujours approprié, l'érotisation hystérique de la société
occidentale. D'où les préservatifs gonflés d'eau qu'on a lancés à Nantes sur
un vieil évêque pendant qu'il célébrait la messe. Je ne veux pas entrer dans
cette controverse, qui finit par remuer tant de boue, mais il faut savoir
qu'elle existe et que rien n'ira de soi. Vous voyez, nous sommes bien loin de
Clovis et de son baptême. A tous, adversaires ou partisans de Jean-Paul Il,
il faut conseiller de relire Michelet.
(le titre et les intertitres sont de la rédaction du SOP.)
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