Le Noël du curé de Peyrolac

Conte de Noël de François Asselineau

Cela se passe il y a bien longtemps dans la région du Gévaudan à l'époque du Roi Louis XV.

La population du pays Cévenol vivait alors dans la peur... la peur de la "bête" ! l'abominable bête du Gévaudan...

Cet animal, ce monstre sanguinaire, personne ne l'avait jamais vu, et pourtant il avait dévoré nombre d'animaux et êtres humains.

Depuis des années il semait la terreur dans les montagnes et les vallées lozériennes. Dès le coucher du soleil les paysans se calfeutraient dans leurs maisons et n'en sortaient plus avant le matin.

On organisait régulièrement des battues au cours desquelles quelques pauvres loups faméliques étaient abattus. Mais la bête ne cessait de rôder et de tuer.

Cette année-là, le curé de la petite bourgade de Pezyrolac se lamentait. Le jour de la nativité approchait et une fois de plus l'église ne serait pas remplie, pour la messe de minuit. Seuls, les paroissiens du bourg y assisteraient alors que les gens de la montagne, eux, resteraient terrés dans leurs fermes.

Le 23 décembre au soir, le curé de Peyrolac, agenouillé au pied de la croix du maître autel, priait le Seigneur et sa Sainte Mère : - Mon Dieu, implorait-il à haute voix, venez à mon aide car je ne sais quoi faire. Je me sens impuissant à ramener vers vous ceux qui vous abandonnent, tous ces braves gens qui ne viendront pas célébrer la nuit sainte dans cette église. Et cela à cause de cette maudite bête... comment moi, pauvre prêtre, pourrais-je les aider à surmonter cette frayeur ?

Le bon curé n'était pas un de ces mystiques capables de faire oraison pendant des heures. Il eut vite fait de revenir sur terre et tout naturellement il se mis à penser à ses ouailles.

Au maréchal-ferrant qui jurait comme un païen et venait rarement à la messe bien, qu'il fut un excellent mari et père de famille! Au boulanger et à son épouse qui ne cessaient de se chamailler. À sa bonne, la vieille Justine, si dévouée à son service malgré son caractère bougon. Aux enfants du catéchisme, si attachants, malgré leur côté chahuteur et inattentif. Il pensait aussi à Sylveste et à Thomas, deux fermiers fâchés à mort à cause d'une querelle de famille qui traînait depuis plusieurs générations À tous ces braves paysans de la montagne qui menaient une vie si rude dans cette région aux étés brûlants et aux hivers glacés.

Il poussa un grand soupir, redressa la tête et contempla le grand crucifix qui surmontait l'autel.

- Seigneur Jésus, Sainte Vierge Marie, je vous en supplie, dites-moi ce que je peux faire pour aider ces gens dont je suis le pasteur.

À ce moment-là, il lui sembla voir la petite lumière rouge près du tabernacle se transformer en une lueur blanche et transparente tandis que montait une douce musique qu'il n'hésita pas à comparer au choeur des anges. Au milieu de cette lueur, lui apparut une silhouette indéfinissable et une voix très douce se fit entendre.

- Ne crains pas... n'ai pas peur, le Seigneur Jésus a entendu ta prière. Voici ce que tu vas faire : Tu dois te rendre au Val d'Enfer où tu rencontreras la bête. C'est toi, qui d'un coup de fusil, la supprimera et libérera cette région de la peur. - Moi ! s'exclama le pauvre ecclésiastique tremblant et désemparé, mais je n'ai jamais touché à un fusil! - je te répète, continua la voix, n'aie pas peur, ne crains pas, le Seigneur est avec toi.

Le curé qui était prostré sur la table de communion se redressa. Sur l'autel la petite lumière rouge brillait comme à l'habitude.

- Me suis-je endormi? Ai-je rêvé? se demanda-t-il en se frottant les yeux. Cependant, malgré ce doute bien naturel, il entendait toujours la voix : "N"aie pas peur, n'aie pas peur..."

Il se leva, réfléchit et se remémora le récit de la Pentecôte... les apôtres, apeurés, désespérés, soudain transformés par l'Esprit-Saint qui descendait sur eux et leur disait : "n'ayez plus peur..."

Alors il serra les poings, se précipita hors de l'église laissant la porte grande ouverte. Il rentra au presbytère, ouvrit une grande armoire et saisit le fusil qui avait appartenu à son, prédécesseur.

Affolée, sa bonne bredouilla : - Que se passe-t-il, Monsieur le curé? Où partez-vous comme ça, à cette heure?

Il la regarda fixement et déclara d'une voix ferme : - La bête m'attend au Val d'enfer, je vais la tuer.

Il enfila sa grande cape noire et sortit en claquant la porte.

La vieille Justine se signa. - Jésus, Marie, Joseph, gémit-elle, il est devenu fou!

Et, sans même passer un manteau, elle courut frapper à la porte du boulanger. - C'est affreux, cria-t-elle, monsieur le curé est parti avec un fusil pour tuer la bête. - Tuer la bête! Hurla le boulanger, il est malade! - Il faut faire quelque chose, supplia Justine... le rattraper, l'empêcher de faire une bêtise. Il a dit que la bête l'attendait au Val d'enfer.

Le boulanger décrocha son fusil de chasse. - je vais rassembler les hommes du village et nous allons le retrouver, notre curé !.

Et il s'élança dans la rue tandis que son épouse criait : - Y va pas Léon ! c'est trop dangereux !

Pendant ce temps-là, le curé progressait péniblement en direction du Val d'enfer. Le pauvre homme tremblait de tous ses membres, à la fois de peur et de froid. De plus, dans sa hâte, il avait oublié de se munir d'une lanterne et la nuit était noire. Il trébuchait sur le sol rocheux, sa soutane s'accrochait aux branches des fourrés qui bordaient le petit sentier.

Puis, alors qu'il approchait du but, les nuages se dispersèrent et la lune apporta un peu de clarté. Tout en marchant, il priait sur les paroles du psaume : "Qui demeure à l'abri du Très-Haut, et loge à l'ombre du Puissant Dit au Seigneur : mon rempart, mon refuge, mon Dieu en qui je me confie.

A plusieurs centaines de mètres derrière lui, les hommes du village se hâtaient mais, eux, ne récitaient pas de psaumes : leur conversation était beaucoup plus terre à terre et ne reflétait pas l'optimisme. - On est pas prêt de le retrouver! - De toutes façons il va se perdre. -Jamais il n'arrivera au Val d'Enfer ! - Et si nous nous trouvons devant "la bête" que ferons-nous? - Eh bien, on la tuera ! répondit le boulanger qui malgré sa peur se sentait responsable du moral de la petite troupe. - Bien voyons! Bougonna le boucher, ironique. - oui... et on risque gros... - Brr... Quel froid! - Allons taisez-vous ! il faut absolument retrouver le curé avant qu'il ne lui arrive malheur ! - A-t-il seulement des cartouches dans son fusil?

Le Val d'Enfer est une espèce de grand trou, aux parois abruptes au centre d'un plateau rocheux et le curé s'étonna d'y arriver sans s'être perdu. Il s'arrêta, contempla le paysage désolé encore plus sinistre qu'à la lueur de la lune. Il se trouvait à quelques pas du gouffre et ne cessait de trembler. - Peut-être vais-je mourir ici? se dit-il. Mais à peine eut il fait cette réflexion pessimiste qu'il entendit la voix : "n'ai pas peur, le Seigneur est avec toi."

C'est à ce moment que, devant lui, se dressa une ombre énorme... un rugissement sauvage retentit qui se répercuta en écho dans la montagne.

Le Curé ajusta son fusil tant bien que mal, appuya sur la détente et se prenant les pieds, dans une racine, s'effondra sur le sol. Persuadé que sa dernière heure était arrivée, il poussa un cri, il entendit un second rugissement puis plusieurs détonations suivies d'un horrible hurlement.

Les villageois étaient arrivés à temps pour sauver leur pasteur.

Ils le remirent sur pieds, avec peine, tandis que le boulanger s'approchant du cadavre de l'énorme créature. À la lueur de la lanterne, ils découvrirent le cadavre hideux qui gisait sur le sol. - Elle est morte, hurla-t-il... La bête est morte!

Le lendemain fut un jour de liesse pour le village. Om organisa une grande fête pour célébrer la disparition de la bête. Bien que cela ne fût pas une préparation très chrétienne pour la fête de Noël le ciré y participa et partagea la joie générale.

Tous les habitants de la commune étaient présents, tous se parlaient, riaient, dansaient, se congratulaient. Tous! Même ceux qui habituellement ne se fréquentaient pas.

C'était donc la veille de Noël.

A minuit moins le quart les cloches de l'église se mirent à carillonner et , de partout, accoururent les paroissiens, ceux du bourg et ceux de la montagne, tenant à la main des lanternes. Ce fut une immense procession à la fois joyeuse et recueillie.

Le curé, revêtu de ses plus beaux ornements, rayonnait de joie en remontant la nef de son église.

Il commença à célébrer la sainte messe et, après avoir proclamé l'Evangile, monta en chaire.

Tous les assistants avaient les yeux levés vers lui. Le silence était impressionnant.

- Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, commença-t-il en faisant le signe de la croix.

"Un enfant nous est né, un fils nous est donné, Jésus est né, Alléluia!"

- Mes très chers frères : Quand le jour de l'Annonciation, l'Archange Gabriel est apparu à la très sainte Vierge Marie il lui dit : - N'aie pas peur, Marie, Dieu t'a regardé avec amour. C'est à peu près ce que j'ai entendu hier soir alors que j'étais agenouillé devant le Saint Sacrement. une voix qui d'une manière surnaturelle m'a fait partir ver le Val d'Enfer, fusil à la main. Ce serait de l'hypocrisie de ma part si je vous disais que je n'avais pas eu peur. Non, mes frères... j'étais épouvanté et si j'ai eu la force d'aller jusqu'au bout c'est que je voulais nous débarrasser définitivement de cette horrible bête. Dieu merci je n'étais pas seul, les hommes du village sont venus à mon secours et ce sont eux qui ont tué la bête.

En quelque sorte cette grande peur nous a aidés à nous unir, car, même ceux qui ne viennent pas dans cette église, même ceux qui se considéraient comme ennemis n'ont pas hésité à risquer leur vie pour le bien commun.

Alors mes frères, n'oublions jamais l'appel que nous adresse le Seigneur en faisant qu'un tel évènement se passe en ce temps de Noël.

À cet instant de son sermon, le bon curé eut l'impression que ce n'était plus lui qui parlait du haut de la chaire mais la voix qui l'avait mené jusqu'au Val d'Enfer.

Et il continua : - Le Seigneur est notre berger, notre protecteur, notre sauveur, lui seul peut faire disparaître la peur de nos pauvres vies de pécheurs. Celui qui est venu, celui qui vient en cette nuit est là pour nous apporter l'espérance et la joie. L'enfant Jésus dans la crèche et présent au milieu de nous, nous dit une fois de plus : "Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés"

C'est la grâce que je vous souhaite. Amen, alléluia!

Et tandis qu'il regagnait l'autel, la foule entonna : "Il est né de Divin Enfant".

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