DIEU NOTRE PERE

L'année de l'Esprit-Saint débouche tout naturellement sur l'année du Père : c'est "dans l'Esprit que nous crions "Abba, Père"" (Rm 8,15). On dit communément de l'Esprit-Saint qu'il est le grand inconnu, puisque même son nom en voile toute représentation à notre imagination. De Dieu Père, nous pensons pouvoir nous approcher plus facilement, puisque chacun de nous a un père sur la terre. "Ils désirent que Dieu se fasse proche" (Is 58,2), dit des Israélites le prophète Isaïe : c'est un vieux désir de l'homme, c'est même une nostalgie.

En effet, cette proximité de Dieu est le donné originel : Dieu se promène familièrement dans le jardin d'Eden où il a placé l'homme (Gn 3,8). A l'origine il y a entre le Créateur et sa créature une familiarité naturelle. Ainsi la Révélation nous affirme que dès son geste créateur, Dieu manifeste sa paternité : "N'avons-nous pas tous un même Père ? N'est-ce pas un même Dieu qui nous a créés ?" (Ml 2,10). Dieu crée paternellement, puisqu'il crée tout par son Fils ; et ce faisant, il ne dresse pas un écran entre lui et sa création, au contraire il s'y lie paternellement, il s'y donne, puisque tout ce qu'il possède, il nous le transmet à dans son Fils.

 

LE REFUS DU PERE

Adam était "fils de Dieu", ainsi que l'affirme la fin de la généalogie de Jésus en saint Luc (3,38). A la source de l'homme, il y a donc cette filiation qui dit sa dignité fondamentale. En se voulant autonome dans ses choix, le premier homme a mis entre Dieu et lui une distance telle qu'il faudra la longue aventure de la rédemption pour qu'elle soit comblée. Lorsque Dieu vient familièrement se promener dans le jardin d'Eden, qu'il avait confié à l'homme tout en y restant chez lui, celui-ci se dérobe : "J'ai entendu le bruit de tes pas dans le jardin, j'ai eu peur parce que je suis nu et je me suis caché" (Gn 3,10). Dieu devient un étranger pour l'homme, et là où est Dieu, il ne se sent plus chez lui.

Depuis lors la révélation de la paternité de Dieu n'est plus d'emblée accessible à l'homme, comme s'il n'était plus dimensionné à la mesure du père, était habité par un refus du père. Dans la parabole des mines, petite allégorie de toute l'histoire du salut, il est dit que ses sujets haïssent leur roi et le refusent : "Nous ne voulons pas que celui-ci règne sur nous" (Lc 19,14). L'image que ces serviteurs se font de leur roi, c'est-à-dire celle que les hommes se font de Dieu, est à ce point troublée que le troisième d'entre eux lui déclare : "J'ai peur de toi, parce que tu es un homme rigide, tu prends ce que tu n'as pas déposé et tu moissonnes ce que tu n'as pas semé" (19,21). Le roi, ne récuse pas cette image, mais il en renvoie la responsabilité au serviteur lui-même : elle ne dit pas qui est le roi, mais la représentation que s'en fait le seviteur ; elle ne dit pas l'identité de Dieu, mais la perception faussée de l'homme. A cette image déformée et caricaturale, l'homme tient pourtant, car elle sert d'alibi à son refus de vivre, à sa connivence avec la mort, symbolisée dans la parabole par le fait d'enterrer l'argent confié au lieu de le faire fructifier. En refusant d'accueillir Dieu comme son père et comme son roi, l'homme refuse de vivre, puisqu'il se coupe de sa source. Voilà toute la distance que Dieu doit combler pour que l'homme de nouveau le reconnaisse comme père.

La parabole de l'enfant prodigue est une autre allégorie qui nous dit en raccourci l'aventure de l'humanité dans son éloignement puis son retour vers le Père. Au terme du récit, le père adresse au fils aîné qui refuse de s'associer à la fête du retour de son frère, cette parole : "Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi" (Lc 15,31). Parole qui évoque irrésistiblement celle que Jésus prononce dans sa prière sacerdotale : "Tout ce qui est à moi est à toi comme tout ce qui est à toi est à moi" (Jn 17,9). La différence - elle est de taille - est que dans la parabole de l'enfant prodigue, il n'y a que la moitié de la déclaration de Jésus : tout ce qui est au père est au fils, mais cela s'arrête là, la réciproque n'est pas encore vraie, le fils aîné, en refusant d'entrer dans la maison du père, ne peut lui répondre "tout ce qui est à moi est à toi", il refuse donc d'entrer avec lui dans la réciprocité de l'alliance. Tout le drame de la paternité de Dieu est donc là : elle est donnée, mais sera-t-elle accueillie par l'homme ? Il faudra la patiente pédagogie de Dieu pour faire comprendre à l'homme qu'il peut habiter chez Dieu comme le fils habite la maison du père, que "tout ce qui est à Dieu est à l'homme" (cf. Lc 15,31), qu'il veut même faire en lui sa demeure (Jn 14,23). C'est pourquoi le Père nous envoie son Fils : en son Fils devenu homme, toute l'humanité répond à son don paternel par la remise totale d'elle-même. Ainsi la paternité de Dieu est remise à notre acceptation et à notre liberté : allons-nous l'accueillir en disant notre oui de fils ?

 

LA REVELATION DU PERE

Le projet de Dieu est bien de rétablir avec tous les hommes une relation paternelle : "Et moi qui m'étais dit : Comme je voudrais te mettre au rang de fils... J'avais pensé : tu m'appelleras "Mon père", et tu ne te sépareras pas de moi" (Jr 3,19). Et encore : "J'ai trouvé David, mon serviteur, je l'ai oint de mon huile sainte... Il m'appellera "Toi, mon père"" (Ps 89,21.27).

Cette révélation claire, mais encore discrète, du visage paternel de Dieu dans l'Ancien Testament n'est qu'une préparation à sa révélation plénière dans le Christ. Il fallait en effet que nous soit donné le Fils de Dieu pour que nous apprenions enfin, "de source sûre", qui est notre Père. Car celui de qui toute paternité tire son nom reste caché, celui qui nous engendre reste enveloppé de mystère. Nous ne le connaissons que par le débordement de sa paternité en son Fils unique : "Personne n'a jamais vu Dieu ; le fils unique, qui est dans le sein du Père, nous l'a dévoilé", annnonce saint Jean au seuil de son évangile (Jn 1,18) ; "Celui qui m'a vu a vu le Père", déclare Jésus à Philippe (Jn 14,9) ; et encore : "Le Père est en moi et moi dans le Père" (10,38); toutes ces formules disent bien qu'il n'y a d'autre chemin pour accéder au Père que le Fils : "Personne ne vient vers le Père que par moi" (14,6). Autrement dit, qui veut recevoir le don de la paternité doit accueillir le Fils et devenir fils dans le Fils unique de Dieu. Le Père ne s'impose pas, il se donne, et comme tout don, il peut être reçu ou refusé. La paternité de Dieu se découvre dans un mouvement d'ouverture et d'accueil, en acceptant de se recevoir de Lui comme fils, en se coulant dans l'attitude filiale par excellence qu'est celle de Jésus.

Car toute la personne et l'existence de Jésus sont filiales. Sa vie est encadrée par ces deux paroles qui se réfèrent au Père : d'une part la toute première parole que Jésus prononce dans l'évangile, alors qu'il n'est âgé que de douze ans - "Ne saviez-vous pas que je dois être aux affaires de mon Père ? (Lc 2,49) -, et d'autre part la toute dernière prière qu'il prononce avant de mourir - "Père, entre tes mains, je confie mon esprit" (23,46) -. Et à l'orée de son ministère public, inauguré par son baptême, se fait entendre la voix de Dieu : "Celui-ci est mon fils, le bien-aimé, qui a toute ma faveur" (Mt 3,17), l'un des rares passages où le Père, toujours invisible, se fait audible.

Pour Jésus, être fils, cela signifie être entièrement docile au Père : "Je suis descendu du ciel non pour faire ma volonté à moi, mais la volonté de celui qui m'a envoyé" (Jn 6,38) ; "De moi-même je ne fais rien, mais ce que m'a enseigné le Père, c'est cela que je dis" (8,28). Jusqu'à l'heure de la Passion, où il connaîtra le douloureux combat entre sa volonté d'homme et la volonté de son Père - "Non ce que moi je veux, mais ce que toi tu veux" (Mc 14,36) -, Jésus ne fera qu'accomplir parfaitement la mission reçue du Père. Entre le Père et le Fils, pas le moindre hiatus.

C'est cette unité parfaite - "Le Père et moi nous sommes un" - qui est violemment refusée par les Juifs dans la polémique de Jean 8. Les Juifs se targuent d'être de la descendance d'Abraham - "Notre père, c'est Abraham" (8,39) -, alors même qu'ils ne font pas ses œuvres. Ils vont même jusqu'à dire : "Nous n'avons qu'un père, Dieu" (8,41), alors qu'ils refusent son Fils ! Tragique méprise qui concentre tout le drame d'une humanité coupée de sa source. Et Jésus de leur rétorquer sans détour : "Vous avez, vous, le diable pour père, et ce sont les convoitises de votre père que vous voulez accomplir" (8,44). Quelle est la source de ce malentendu ? "Vous ne connaissez pas le Père, tandis que moi je le connais", leur dit-il (8,55). Qui croit connaître Dieu alors qu'il refuse de reconnaître sa plus parfaite manifestation en son Fils Jésus, celui-là ignore en fait qui est Dieu. Ignorance épaisse que trahira encore, à la veille de la Passion, la question de Philippe : "Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit" ; la réponse de Jésus laisse poindre alors comme une déception : "Depuis si longtemps je suis avec vous, et tu ne me connais pas, Philippe ?" (14,8-9). L'homme cherche éperdument un père et ne le reconnaît pas en Celui que Dieu lui donne comme la parfaite révélation de son visage paternel !

Il faudra que Jésus meure sur la croix pour que soit enfin confessé, par la voix du centurion : "Vraiment, cet homme était Fils de Dieu" (Mc 15,39) ; il faudra qu'il disparaisse aux yeux de ses disciples et leur envoie son Esprit pour qu'enfin s'ouvrent les yeux de leur cœur et qu'ils puissent prononcer, dans l'Esprit, "Abba, père". Il faut que l'Esprit de Dieu se joigne à l'esprit de l'homme pour que se dégage la source filiale cachée au plus profond de lui-même et embourbée par le péché, et que se remette à couler cette "eau vive qui murmure en lui : viens vers le Père", ainsi que l'écrivait saint Ignace d'Antioche aux chrétiens de Rome. Il faut cet "Esprit de vérité qui vient du Père" (Jn 15,26) pour rétablir l'homme dans la seule relation vraie qu'il puisse avoir avec Dieu, celle de fils à Père.

 

L'ACCUEIL DU PERE

Ce n'est que par le Fils unique que les hommes peuvent devenir à leur tour fils de Dieu ; notre filiation est une filiation d'adoption qui, par, avec et dans le Fils unique, nous donne pleinement accès à l'intimité avec le Père. Et de même que le Père possède tout, mais en le donnant, le Fils possède tout, mais en le recevant du Père et en le donnant à son tour à ses frères les hommes. Car Jésus n'a rien gardé pour lui ; non seulement il nous communique sa connaissance du Père, mais il veut nous associer à son intimité avec lui : "Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent, comme mon Père me connaît et que je connais le Père" (Jn 10,15). "Père, je veux que là où je suis, ceux que tu m'as donnés soient eux aussi avec moi... Je leur ai fait connaître ton nom et je le leur ferai connaître encore, afin que l'amour dont tu m'as aimé soit en eux, et moi en eux" (17,24.26).

Cette filiation de nature pour Jésus est donc pour nous une filiation de grâce, une œuvre de l'Esprit-Saint : "Vous avez reçu un Esprit qui fait de vous des fils adoptifs et par lequel nous crions : Abba, Père. Cet Esprit lui-même atteste à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu" (Rm 8,15-16). C'est par l'Esprit-Saint donné après la résurrection que l'identification du Père et du Fils est étendue aux disciples. Message inouï qui ne peut être reçu qu'au terme d'un itinéraire pascal et d'une profonde purification de notre "être fils" tel que nous le vivons par nature, afin d'accéder à l'"être fils" par grâce.

En 1 Co 15,28, Paul déclare : "Quand toutes choses lui auront été soumises, alors le Fils lui-même sera soumis à Celui qui lui a tout soumis, pour que Dieu soit tout en tous". Origène s'étonne de cette affirmation, puisque le Fils s'est toujours soumis à son Père. En fait, explique-t-il, si saint Paul affirme que le Fils devra alors se soumettre, c'est parce qu'il manque encore quelque chose à sa soumission : nous ! "Le Christ ne veut pas être seul dans son royaume. Il nous attend... "jusqu'à ce qu'il ait achevé son œuvre" (Jn 17,1). Quand achèvera-t-il cette œuvre ? C'est quand moi, qui suis le dernier et le pire de tous les pécheurs, il m'aura achevé et rendu parfait. Alors il aura achevé son œuvre. Seulement, son œuvre demeure imparfaite aussi longtemps que moi je demeure imparfait. Tant que moi je ne suis pas soumis au Père, lui non plus on ne peut pas dire qu'il soit totalement soumis au Père... Non pas que lui-même manque de soumission au Père. Mais c'est à cause de moi, en qui son œuvre n'est pas encore achevée, que saint Paul dit qu'il n'est pas soumis. Car nous lisons que nous sommes le corps du Christ et que nous sommes ses membres, chacun pour sa part. Comme le Christ est uni à son corps, solidaire de son corps, il attend le moment où son corps aura atteint sa plénitude et où la puissance de Dieu sera totalement accomplie". Nous sommes dans ce temps où la liberté humaine, à qui Dieu a tout offert, est appelée à prendre conscience de ce don, à l'accueillir et à remettre librement sa vie au Père. Tel est notre Dieu qui est si puissant qu'il est capable de se faire tout-petit et de se mettre en quête de l'homme, en attente de sa réponse libre au don de son amour. Le Fils aura achevé son œuvre lorsqu'il aura rendu filiale toute l'humanité, quand il sera soumis jusque dans le plus petit de ses frères ; il sera alors le Fils du Père dans tous les membres de son corps, et Dieu sera "tout en tous" (1 Co 15,28).

 

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