LES SAINTS, UNE VALEUR POUR NOTRE TEMPS ?

Notre Église est l'Église des saints, écrivait Bernanos dans un de ses livres et nous savons que le pape Jean-Paul II a voulu reconnaître la sainteté de nombreux fils et filles de l'Église depuis le début de son pontificat, [En 21 ans il a béatifié 923 serviteurs de Dieu et en a canonisé 284] et qu'il annonce encore de nombreuses autres canonisations pour l'année jubilaire qui inaugurera le prochain millénaire. Un proverbe populaire nous dit cependant qu'il vaut mieux s'adresser au bon Dieu qu'à ses saints. Faut-il donc croire qu'il existe une contradiction entre ce dicton populaire et la réalité de la sainteté dont vit l'Église aujourd'hui encore, et Jean Paul II vivrait-il en arrière de son temps en insistant ainsi sur la place de la sainteté dans la vie de l'Église ?

Pour évoquer le rôle et la place que nous donnons aux saints, il faut revenir des sources de la révélation et évoquer la notion de sainteté depuis les origines afin de suivre l'évolution de ce terme et comprendre en quel sens on peut encore parler des saints à l'aube du troisième millénaire

BIBLE ET SAINTETÉ

Ø       La première Alliance

La grande révélation de la première Alliance, c'est la sainteté de Dieu que le prophète Isaïe a perçue dans le temple de Jérusalem en entendant les chérubins redire " Saint, saint, saint est le Seigneur Dieu de l'univers." Dieu y apparaît comme "Le Saint d'Israël" et même comme le seul saint, auprès de qui tout le reste est impur.

L'idée première du terme, évoquée par sa racine sémitique, c'est celle de séparation, d'une transcendance qui inspire une crainte religieuse. Sa sainteté se communique à tout ce qui l'approche : sont saints, la terre où vit le peuple de Dieu, la ville et le temple où il est vénéré, les objets mis à son service, les biens offerts en sacrifice, les personnes, et tout spécialement les prêtres qui officient dans le temple pour son service.

Cette idée de séparation entre "Le Saint" et ce qui ne l'est pas a fait prendre conscience de l'abîme qui sépare la sainteté de Dieu de l'indignité des hommes :  il est le tout autre, celui que nul ne peut voir sans mourir et dont le nom est imprononçable, celui devant lequel même les séraphins se voilent la face, si l'on en croit la vision du chapitre 6 du livre d'Isaïe.

Dieu est le seul saint : le mot "saint" n'est utilisé comme substantif que lorsqu'il s'agit de Dieu : Le Saint, c'est lui et nul autre, il est le seul saint ; la Bible ne dit jamais "un" saint car il n'y en a qu'un, le Seigneur. Par contre, tout ce qui a rapport au seul saint devient saint par une émanation de la sainteté de Dieu, car "c'est moi qui rends saint" dit le Seigneur (Lev 20,8) ; le mot "saint" est alors utilisé comme un adjectif qui qualifie le lieu, la demeure, l'autel, les offrandes du sacrifice, le sabbat, l'assemblée, la nation et les hommes qui deviennent saints eux aussi : "vous serez saints car je suis saint" (Lev 19,2)

Ø       La nouvelle Alliance

Avec la nouvelle Alliance nous voyons une évolution du terme, non pas qu'il y ait d'autre saint que le Seigneur mais parce que Dieu a répondu à la supplication des hommes : "ah ! Si tu déchirais les cieux et descendais!" (Is 63,19). Dieu qui apparaissait comme le tout autre, celui que l'on ne peut ni voir ni nommer, a planté sa tente parmi les hommes et s'est fait le tout proche, l'un de nous : il est devenu "Dieu avec nous, Emmanuel" si bien que, chose totalement incroyable jusqu'alors, l'expression "Le Saint" est appliquée à un homme que tous peuvent côtoyer, voir, toucher, entendre : "je sais qui tu es, Le Saint, Le Saint de Dieu" (Mc 1,24).

Car Jésus participe à la sainteté de Dieu, telle est la grande nouveauté de l'évangile ; il pose des actes, dit des paroles, a des comportements que l'on attribuait jusqu'alors qu'à Dieu, en pardonnant les péchés et en se déclarant maître du sabbat. Cette nouveauté de l'évangile va encore plus loin : il associe à la sainteté de Dieu et à sa propre sainteté tous ceux qui croient en lui : "qu'ils soient un comme nous sommes un, moi en eux et toi en moi" : la sainteté de Dieu qui demeure en son Fils Jésus (toi en moi) vient aussi demeurer en nous (moi en eux). Si bien qu'il y a encore "Le Saint" mais que, en Jésus et par lui, nous sommes tous saints.

De cet état de fait les autres écrits du Nouveau Testament font largement écho et tout particulièrement le livre des Actes des Apôtres qui est celui de toute la Bible où le mot de "Saint" se retrouve le plus souvent. Le mot, employé au sens absolu, est appliqué à Jésus à plusieurs reprises comme dans l'expression " tu ne laisseras pas ton Saint voir la corruption" (Ac 2,27) ou encore en Ac 3,14 : " Mais vous, vous avez chargé Le Saint et le juste".  Par ailleurs, s'il y a "le" saint, il y a aussi les saints, les disciples de Jésus qui sont désormais appelés couramment ainsi dans l'Église primitive : " j'ai entendu beaucoup de monde parler de cet homme et dire tout le mal qu'il a fait à tes saints à Jérusalem" (Ac 9,13) ou " Pierre descendit également chez les saints qui habitaient Lydda" (9,32) et encore, dans la bouche de Paul  "  j'ai moi-même jeté en prison un grand nombre de saints" (26,10).

On voit donc à travers la Bible l'évolution du terme : il y a "Le Saint", Dieu ; et puis il y a son Fils Jésus qui est lui aussi "Le Saint" puisqu'il participe en tout à la divinité de son Père; et enfin il y a "les saints" que nous sommes, nous qui avons été sanctifiés par le Christ et sommes ainsi devenus "participants de la nature divine" selon la belle parole de l'apôtre Pierre (2 P 1,5).

La vie de l'Église

Si les écrits du Nouveau Testament appellent saints les membres de la communauté chrétienne, c'est parce qu'ils sont les disciples sanctifiés par le nom du Christ; mais on prend très vite conscience que certains de ces disciples ne le sont en fait que de nom tandis que d'autres restent fidèles jusqu'au bout et, durant des siècles de persécutions, vont jusqu'au don de leur vie à l'imitation du Christ. L'habitude se prend alors de célébrer chaque année l'anniversaire de leur passion, associée à la passion de leur maître ; il ne s'agit pas de fêter le martyr, mais de rendre grâce tous ensemble pour ceux et celles qui ont été pleinement associés à la passion du Christ et ont ainsi obtenu de prendre part à sa résurrection comme le disait Paul dans sa lettre aux Philippiens : "lui devenir conforme dans sa mort, afin de parvenir si possible à ressusciter d'entre les morts." (Ph3, 10) Les martyrs, ce sont vraiment les "témoins" du Christ, ceux qui se sont faits ses imitateurs et qui l'ont rendu présents dans ce monde, si bien que l'Église fait mémoire d'eux en les associant au souvenir du seul témoin, Jésus.

Après l'époque des grandes persécutions d'autres ont tenu la même fonction de témoignage dans l'Église : les continents, c'est à dire ceux qui vivent la virginité consacrée au Christ, à son imitation. Enfin l'expression s'est élargie à tous ceux dont la vie était conforme à celle de leur maître : le saint, dans la tradition orientale, c'est celui qui est très ressemblant au Christ ou plutôt, car nul sur terre ne peut approcher cette ressemblance, celui qui sur un point ou un autre s'est fait son imitateur.

Le culte des premiers martyrs engendre très vite le culte de leurs reliques aussi, afin de faire cesser les abus qui déjà commençaient à se multiplier, les évêques se sont réservés le droit de déclarer qui pouvait être déclarer comme "saint", c'est à dire quels étaient ceux dont on pouvait célébrer liturgiquement l'anniversaire. Ensuite à partir du XIIème siècle, ce droit fut réservé à l'évêque de Rome qui définit, de façon de plus en plus rigoureuse, la procédure à respecter pour pouvoir déclarer "saint" un membre de la communauté chrétienne.

La fonction des saints aujourd'hui

C'est une question délicate car ces hommes et ces femmes ne sont pas essentiellement différents des autres chrétiens, et on ne peut leur attribuer quelque chose qui ne soit pas valable pour tous; il semble qu'on puisse leur voir plusieurs fonctions pour nous aujourd'hui, fonctions qui reviennent également à tout chrétien mais qu'ils assument d'une façon toute particulière :

Il a d'abord une fonction de témoin : le saint, c'est celui qui a fait l'expérience de Jésus vivant et qui témoigne de cette rencontre. Nous avons tous besoin de rencontrer de tels témoins : il nous est arrivé sans doute un jour ou l'autre de nous sentir mieux parce qu'une rencontre nous a révélé le meilleur côté de notre personne; il en va ainsi de la rencontre de ces hommes et de ces femmes qui ont tout donné au Christ qui est la source et le but de toute leur vie, et qui n'ont rien de plus cher que le Christ : quand on les rencontre, on se sent meilleur, on perçoit que l'homme est plus que ce qu'il apparaît.

Nous ne sommes pas de purs esprits, mais nous vivons dans un corps, et nous connaissons grâce à nos sens corporels; les saints sont des êtres charnels tout comme nous et ils nous montrent comment des hommes et des femmes peuvent vivre l'enseignement de Jésus Christ et en imprégner toute leur vie.

Ils ont aussi un rôle d'enseignement : si leur vie est un commentaire de l'évangile, ils nous le commentent également par leur parole. L'évangile est de tous les temps, et chaque époque l'interprète avec sa grâce propre, ainsi on est reconnaissant à un homme, prêtre, pasteur ou laïc qui nous explique un passage de l'écriture qui nous semble obscur ou encore qui lui donne une signification qui nous semble toute nouvelle. Certaines paroles valent pour une époque, d'autres sont plus universelles, et la parole d'une personne qui n'a rien eu de plus cher que le Christ est sans doute plus porteuse de sens.

Enfin, ils ont aussi un rôle d'intercession. Pour bien comprendre ce sens qui fait difficulté auprès de tout un courant de la pensée chrétienne, il faut se référer à l'un ou l'autre passage de l'évangile. par exemple à ce passage de Jean 12,20-22 " Il y avait là quelques Grecs, de ceux qui montaient pour adorer pendant la fête.  Ils s'avancèrent vers Philippe, qui était de Bethsaïde en Galilée, et ils lui firent cette demande: "Seigneur, nous voulons voir Jésus."  Philippe vient le dire à André; André et Philippe viennent le dire à Jésus." Les grecs en question auraient fort bien pu se rendre directement auprès de Jésus, mais ils ont voulu prendre tout un cheminement passant de Philippe à André et enfin de André à Jésus. Un autre passage de l'évangile de saint Jean montre un cheminement identique, il s'agit du passage des Noces de Cana au chapitre 2 : c'est Jésus qui fait le signe de transformer l'eau en vin, mais il le fait à la demande de Marie.

Il en va de même dans notre vie : puisque nous acceptons volontiers que prient pour nous nos amis, ceux en qui nous avons confiance, pourquoi ne pas accepter aussi que prient pour nous ceux qui nous ont précédé auprès de Dieu et qui vivent auprès de lui ?

Il ne s'agit pas de vouloir créer un intermédiaire entre le Christ et nous, mais d'associer à notre action de grâce et d'inviter à se réjouir avec nous les amis de l'époux : "Qui a l'épouse est l'époux;  mais l'ami de l'époux  qui se tient là et qui l'entend, est ravi de joie à la voix de l'époux" (Jn 3,29).

Les saints sont les amis de l'époux; ils le sont parce qu'ils ont tout reçu de Dieu qui, en couronnant leurs mérites couronne ses propres dons. Proches de Lui et proches de nous, par leur exemple de vie, par leur parole et par leur prière, ils nous montrent l'époux, et nous aident à mieux le connaître.

Une des grandes difficultés vient sans doute de ce qu'on a trop souvent vu les saints comme des êtres idéaux, parfaits, sans péché, et donc ayant peu de points communs avec nous. Il faudrait au contraire montrer comment ils ont du vivre, combattre, se tromper, repartir à la recherche de la vérité, et que leur vie n'a jamais été une ligne droite depuis la naissance jusqu'au ciel ! au contraire, ils avaient plus que nous conscience de leur péché si l'on en croit la parole de saint Paul à son disciple Timothée : "Elle est sûre cette parole et digne d'une entière créance: le Christ Jésus est venu dans le monde pour sauver les pécheurs, dont je suis, moi, le premier." Si Paul se considérait comme le premier des pécheurs, à combien plus forte raison tous les autres saints. Ils sont des hommes et des femmes comme chacun d'entre nous, en proie aux mêmes épreuves, aux mêmes combats, tombant eux aussi tout comme nous; simplement ils ont gardé jusqu'au bout une confiance inébranlable au Christ et au salut qu'il leur apporte, se montrant, selon la parole de Bernanos "ces magnifiques espérants qui se battent toujours en désespérés." C'est encore lui qui disait :"les chrétiens ne sont pas des surhommes. Les saints pas davantage , ou moins encore puisqu'ils sont les plus humains des humains. Les saints ne sont pas sublimes, ils ne sont pas des héros… le héros nous donne l'illusion de dépasser l'humanité, le saint ne la dépasse pas, il l'assume, il s'efforce de la réaliser le mieux possible. Il s'efforce de s'approcher le plus possible de son modèle Jésus-Christ, c'est-à-dire de celui qui a été parfaitement homme."

"Il n'y a qu'une tristesse, disait Léon Bloy, c'est de n'être pas des saints" puisque telle est la volonté de Dieu sur nous; on pourrait dire aussi qu'il n'y a qu'une seule joie, c'est d'être appelés à la sainteté puisque telle est la part que le Seigneur nous réserve et que rien ne pourrait nous séparer de l'amour de Dieu manifestée en Jésus Christ, sinon notre volonté de ne pas le suivre. (cf Ro 8,38)

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Mise à jour : 14/10/03