L'esprit et ses symboles bibliques

En 1921, un évêque publiait un livre intitulé Le Divin Méconnu… Il s'agissait de l'Esprit-Saint ! Cette qualification est révélatrice d'une réelle méconnaissance de la troisième Personne de la Trinité dans notre tradition latine, méconnaissance mise en relief ces dernière années par la redécouverte de la très riche pensée des Églises d'Orient.

Mais je me demande si cette méconnaissance n'est pas due au mystère même de l'Esprit et à notre difficulté de nous le représenter. Le Fils s'offre à nous dans son humanité, à travers ses paroles, ses gestes, son regard : il s'est fait semblable à nous. Le Père ne s'est pas incarné, mais le Fils l'a rendu visible : "qui me voit, voit le Père" répond Jésus à Philippe qui lui demandait : "montre nous le Père" (Jn 14, 8-9); et son nom même de Père renvoie à une réalité humaine fondamentale dont nous faisons tous l'expérience. Mais l'Esprit, lui, n'a pas de visage humain, son nom n'est pas un nom de personne, c'est un nom commun qui désigne un élément de la nature : "Esprit" traduit des termes grec et hébreu qui signifient souffle, vent. Sous cette dénomination un peu évanescente l'Esprit semble donc insaisissable, impalpable comme l'air. Voilà donc notre imagination désemparée dans son désir de se représenter la divinité et de la comprendre.

 

LE SENS D'UN LANGAGE SYMBOLIQUE

Quand l'Ancien Testament parle de l'Esprit, il le présente comme un attribut divin sans personnalisation, au même titre par exemple que la Parole, la sagesse ou la droite de Dieu. Bien plus son langage à son sujet n'est pas univoque : il utilise un certain nombre d'images et de symboles dont les principaux sont trois éléments de la nature : l'air, l'eau et le feu qui sont trois des quatre éléments premiers connus par les Anciens, alors que le quatrième, la terre, n'a pas été retenu; l'Esprit est perçu comme n'appartenant pas au monde terrestre, comme opposé à ce qu'il a de massif, inerte résistant, voire stérile. Son action sera souvent évoquée comme celle d'une pluie descendant du ciel pour féconder la terre, au sens propre comme au sens figuré :"Je répandrai de l'eau sur le sol assoiffé, des flots sur la terre desséchée, je répandrai mon esprit sur ta race" (Is44,3, cf. Is 55,10, Dt 11,14).

De la même façon qu'il se distingue de la terre, il s'oppose à ce qui dans l'homme est terrestre, terreux pourrait-on dire en se référant au second récit de la création où, à partir de la glaise du sol, Dieu modèle l'homme, mais lui insuffle la vie à partir de son propre souffle : l'homme est un composé d'un élément terrestre et d'un élément divin.

Une autre visée symbolique commune à ces trois éléments se rattache à leur propriété dynamique, à ce qui en eux est mouvement et liberté : l'air, le feu et l'eau sont des réalités mouvantes, animées parfois d'une force surprenante et dont l'origine reste ignorée : voilà pourquoi elles accompagnent toujours les manifestations et les interventions de Dieu : il descend du Sinaï "sous forme de feu" (Ex19,18), "il s'avance sur les ailes du vent" (Ps 104,3), "Clameur du Seigneur sur les eaux" (Ps29,3). La puissance et l'abondance inépuisable de ces forces naturelles que l'homme biblique ne sait pas domestiquer témoignent pour lui de la grandeur de Dieu et du caractère irrésistible de son Esprit.

Enfin ces trois éléments ont en commun leur caractère paradoxal : tous trois peuvent se manifester avec violence ou avec douceur, être bienfaisants ou malfaisants,, créer ou détruire. Dieu peut "déchaîner un vent de tempête dans sa fureur" (Ez. 13,13), mais c'est dans une brise légère qu'il se manifeste à Elie (1R19,13). Il revêt l'aspect d'une flamme dévorante, mais sa présence protectrice se manifeste aussi dans le feu de la colonne lumineuse qui guide de nuit la marche du peuple dans le désert. Ainsi l'ambivalence marque ces symboles qui sont porteurs de vie mais aussi puissance de mort.

L'ESPRIT SE RÉVÈLE DANS SON ACTION

Ce regard sur les effets paradoxaux de ces éléments nous amène à constater que si l'Esprit lui-même demeure caché, son action nous le manifeste. Cela signifie d'abord que notre connaissance de l'Esprit ne relèvera pas tant d'un savoir intellectuel que d'une expérience; c'est ce que Jésus lui-même nous dit dans son discours après la Cène : "l'Esprit de vérité que le monde ne peut recevoir parce qu'il ne le voit ni le connaît, vous, vous le connaissez parce qu'il demeure en vous et qu'il est en vous" (Jn 14,17); c'est la présence active de l'Esprit dans le cœur du croyant qui le fait connaître. Plus que d'une connaissance, il s'agit d'une reconnaissance : l'Esprit est reconnu à sa présence, à ses fruits qui le manifestent: "charité, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, douceur, maîtrise de soi" (Ga. 5,22).

De la même façon, le langage symbolique utilisé par la Bible à propos de l'Esprit signifie qu'on ne peut le décrire lui-même; on ne peut que l'évoquer, le montrer à l'œuvre et discerner ainsi sa trace. Révélatrice à cet égard est la parole de Jésus à Nicodème : évoquant la renaissance dans l'Esprit, il l'explique par l'allégorie du vent : "l'Esprit souffle où il veut; tu entends sa voix mais tu ne sais ni d'où il vient ni où il va"; et il ajoute aussitôt : ainsi en est-il de quiconque est né de l'Esprit" (Jn 3,8). Voilà que ce qui est dit de l'Esprit l'est, de façon équivalente, de celui qui est animé par l'Esprit; on ne peut mieux souligner combien notre perception de l'Esprit est étroitement liée à ce qu'il réalise dans le monde ou le cœur d'un homme. L'Esprit ne se dissocie pas du spirituel, out comme le vent ne se perçoit qu'au bruissement des feuillages ou à la course des nuages. Ce qui est né de l'Esprit est Esprit" : l'activité souverainement libre et mystérieuse (on ignore son origine et sa fin) de l'homme spirituel est écho de l'Esprit qui agit en lui, que rien ne retient, qui opère comme il le veut car " là où est l'Esprit, là est la liberté" (2Co 3,17); d'où cette parole très forte de saint Paul : "l'homme spirituel juge de tout et ne relève lui-même du jugement de personne" (1 Co 2,15) ! N'est-ce pas présomptueux et opposé au précepte évangélique qui nous interdit de juger ? Non car Paul l'a dit juste avant : "C'est par l'Esprit que l'on juge" (v.14). Ainsi ce sont les spirituels qui nous font connaître l'Esprit.

ESPRIT DES COMMENCEMENTS

Puisque l'Esprit se fait reconnaître dans son action, essayons maintenant de voir quand il agit. Ce que l'on remarque tout de suite à la lecture de la Bible, c'est qu'au début et au terme de l'histoire du salut l'Esprit est présent. Il est là, planant sur les eaux, dès le second verset de la Genèse, et c'est lui qui clôt pratiquement le dernier livre de la Bible dans cette invocation : "l'Esprit et l'épouse disent : viens !" (Ap 22,17).

Autrement dit, il est au commencement de ce monde créé, et c'est lui qui appelle la venue d'un monde nouveau. De la même façon, il est à l'origine de la vie humaine ("Dieu insuffla dans ses narines un souffle de vie, et l'homme devint un être vivant" Gen 2,7) comme de la vie eschatologique ("celui qui a ressuscité le Christ Jésus d'entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous" Ro 8,11). Il préside à l'incarnation du Fils de Dieu ("L'Esprit Saint viendra sur toi", dit l'ange à Marie : Lc 1,35) et à la naissance de l'Eglise à la Pentecôte (Ac 2). Il repose sur Jésus inaugurant son ministère, et c'est lui qui fait naître à la foi le croyant (Jn 3,5)…

Ainsi l'Esprit est lié à tous les commencements, et quand il se trouve au terme, mais ce n'est pour clore, mais pour inaugurer un nouveau commencement; on le voit clairement à la mort de Jésus telle qu'elle nous est rapportée par saint Jean : "Il remit son esprit", nous dit l'évangéliste. Jésus transmit, livra l'Esprit dont il avait dit qu'il ne viendrait que si lui s'en allait (Jn 16,7), inaugurant ainsi le nouveau mode de sa présence. De même l'invocation de l'Esprit et de l'Epouse à la fin de l'Apocalypse appelle la venue du Christ dans son second avènement. L'Esprit n'est jamais comme un point d'orgue, mais comme celui qui ouvre, qui engendre du nouveau.

"Nouveauté" exprime bien l'action mystérieuse de l'Esprit : il fait du neuf à l'aube du monde lorsqu'il plane sur les eaux, au jour de l'Annonciation quand il couvre de son ombre la Vierge Marie, à la Pentecôte lorsqu'il descend sur les apôtres et les transforme en messagers hardis de la Parole, à l'Eucharistie lorsqu'il transforme le pain et le vin en corps et sang du Christ, lorsqu'il visite et rénove le cœur du croyant.

Le langage symbolique de la Bible a donc pour fonction de relier une réalité visible à une autre qui est invisible évoquée ainsi par analogie, imparfaitement certes mais mieux que ne le ferait une définition car celle ci fixe dans des limites tandis que le symbole reste ouvert et suggère plus qu'il ne désigne; il n'épuise pas le mystère auquel il renvoie, et garde une force évocatrice que ne possède pas le langage discursif.

L'action du vent, de l'eau et du feu, observable chaque jour et de façon universelle, dit quelque chose sur le comportement de Dieu; et parce que ces éléments renvoient à une autre réalité, l'homme biblique ne s'y arrête pas dans une attitude idolâtrique mais peu à peu affine à travers eux sa perception de Dieu.

Si Dieu s'est révélé d'abord de façon transcendante comme le Dieu de la tempête, des grandes eaux et du feu dévorant, c'est pour nous enseigner que sa présence en nous par son Esprit est aussi vitale que le sont l'air, l'eau et le feu. Quand la Genèse nous dit que l'haleine matérielle de l'homme lui vient de Dieu, c'est pour nous dire que perdre la vie de l'Esprit c'est aussi grave que de perdre la vie tout court, et c'est même plus grave, nous dit Jésus : "Ne craignez pas ceux qui tuent le corps mais ne sauraient tuer l'âme, craignez plutôt celui qui peut perdre dans la géhenne à la fois l'âme et le corps" (Mt 10,28).

Tout ceci nous rappelle que, lorsque nous disons "je crois en l'Esprit Saint", nous ne confessons pas une réalité évanescente, mais nous rappelons que Dieu est un ouragan, un torrent d'eau vive, une ardeur de feu, et que la vie dans l'Esprit ne consistera pas à devenir un être immatériel, mais à se laisser animer par l'Esprit, à être rendu vivant, libre, ardent et vivifiant à notre tour.

Retour à la page d'accueil dialogue avec un moine bénédictin