Qu'est-ce que l'Amour Humain ?


Communication de Christos YANNARAS, professeur à l'école des sciences politiques d'Athènes, au 9ème congrès orthodoxe d'Europe occidentale. (1-3 novembre 1996)

L'approche orthodoxe de l'amour humain


Je voudrais commencer par un constat personnel : je remarque, sur la base de mon expérience personnelle, que le plus difficile dans notre vie spirituelle, mais surtout personnelle, est de distinguer et de discerner ce qui est réel de ce qui est psychologique, en particulier s'agissant de l'amour. C'est le problème le plus délicat auquel nous sommes confrontés en tant que membres du corps ecclésial. Il est très difficile pour l'homme de distinguer ce qui représente une réalité de ce qui constitue seulement un événement psychologique, qui fait appel à des sentiments ou à des émotions, car l'aspect psychologique est toujours mêlé à l'aspect intellectuel. Nos convictions intellectuelles provoquent des sentiments, des émotions, et nous vivons dans l'illusion d'avoir touché la réalité. Tel est le piège dans lequel toute notre civilisation est enfermée depuis les derniers siècles.



Confusion du signifiant avec le signifié



Le problème central de notre civilisation est que nous assimilons le signifiant au signifié. Connaissant le signifiant, nous avons l'illusion d'avoir une expérience du signifié. Pourtant, il reste une distance immense entre le signifiant et le signifié. Dans le langage théologique orthodoxe, nous appelons cette distance " apophatisme ". L'apophatisme est le refus d'identifier la réalité avec l'expression de la réalité, avec sa formulation, avec le langage qui l'exprime. Le sens de notre ascèse telle que l'Église la propose consiste précisément à discerner ce qui est réel de ce qui est psychologique. Que représentent réellement la Transfiguration de la spiritualité, l'enseignement du Christ dans nos cœurs ?

Il faut avancer très lentement vers l'expérience. Cet effort de discernement entre le psychologique et le réel peut être appliqué, par exemple, au terme " amour ". Qu'est-ce que l'amour ? Plus qu'un type de sentiment auquel se réfère le comportement humain au plan moral, c'est le langage de la Bible, c'est-à-dire l'expression de l'expérience ecclésiale, qui nous donne une perspective totalement différente de l'interprétation de l'amour. C'est une perspective ontologique, comme on la nomme dans le langage de la théologie académique. Le terme amour définit avant tout un mode d'existence, et non pas un mode de comportement, ni une émotion, ni un sentiment individuel à l'égard des autres. Mais bien plutôt un véritable mode d'existence.

Le Nouveau Testament donne une seule définition de Dieu, par les paroles de Saint jean l'Évangéliste Dieu est Amour. Déchiffrons cette phrase. " Dieu est Amour" signifie que l'amour n'est pas une qualité morale de Dieu. N'interprétons pas l'amour à propos des énergies divines, des actions de Dieu dans l'histoire. L'amour, c'est bien la définition même de Dieu. Il précise exactement le mode d'existence de Dieu. Dieu existe comme amour. Cette phrase contient toute la théologie trinitaire, la théologie de la liberté.

Le problème qui s'est posé devant l'Église pendant le premier siècle était de prendre position par rapport au défi hellénique de l'époque la cause première, le commencement de l'existence est-il la nécessité ou la liberté ? Si Dieu, qui est Dieu par son essence, par sa nature, est obligé d'être un dieu, alors il est soumis à une nécessité qui le dépasse. Il n'est donc pas libre par son existence. Et Si la cause de l'existence, la souche de l'existence n'est pas la liberté, rien n'a aucun sens dans la vie. A cette provocation historique de l'esprit hellénique, l'Église a répondu, avec difficulté et près de nombreux combats, en formant sa doctrine sur la Trinité : Dieu n'est pas une essence mais la réalité d'une personne, de la personne du Père qui, librement, par sa volonté propre, pour exister, réalise son être, son essence, par la naissance du Christ et la procession du Saint-Esprit. Son mode d'existence, l'Amour, est son choix perpétuel. C'est le triomphe de la liberté.

L'Église nous appelle à l'amour comme mode d'existence

Nous apprenons l'amour, non au travers de syllogismes, de réflexions, d'analyse, mais par l'imitation de ce mode d'existence réalisé par Dieu. Nous essayons de réaliser le même mode d'existence. Certes, nous sommes des êtres créés, notre nature est limitée, nous avons besoin de ces syllogismes, de ces analyses, mais il nous faut apprendre continuellement que tout cela ne suffit pas pour nous donner la connaissance de la vérité de l'amour. Il nous faut une voie, une pratique, réelle. Saint Jean nous dit : " Celui qui n'aime pas n'a point connu Dieu, parce que Dieu est Amour". Notre notion de Dieu relève-t-elle de l'évidence ou de la compréhension ? Nous ne connaissons pas Dieu. Saint Jean le répète un peu plus tard en disant : " celui qui dit qu'il aime Dieu, alors qu'il ne le connaît pas, mais n'aime pas son prochain, exprime une contradiction ". Saint Jean nous assure que nous ne connaissons pas Dieu. Nous essayons de connaître Dieu à travers l'expérience de notre amour pour nos prochains, nos frères, nos sœurs. " Si quelqu'un dit j'aime Dieu, mais éprouve de la haine pour son frère, alors c'est un menteur". Dieu n'est pas le produit d'une idéologie. Dieu n'est pas une notion métaphysique. Église a montré que la voie pour arriver à la connaissance de Dieu est celle d'un amour réel, quotidien, continuel.

Saint Paul, dans la première Épître aux Corinthiens, dit que l'amour est plus grand que la foi. En effet, la foi ne correspond pas à des convictions individuelles, des certitudes intellectuelles. Le terme de foi, dans l'expérience ecclésiale, conserve le sens premier du terme grec qui signifie confiance. J'ai confiance, je me donne à quelqu'un. L'amour est plus grand que cette confiance. La confiance, d'une certaine façon, c'est pour commencer. L'amour est un accomplissement qui n'a pas de limite.

Une autre phrase de Saint Paul m'a beaucoup impressionné : " Celui qui craint n'est pas accompli dans l'amour ". Nous aimons puisque lui nous a aimés le premier. La crainte est contraire à l'amour. Cela signifie que la connaissance à laquelle nous arrivons à travers l'amour a une qualité tout à fait différente de ce que Saint-Paul appelle science : " La science sera abolie, l'amour restera ". Elle ne s'épuise pas aux limites d'une loi ou d'obligations qu'une loi représente pour notre comportement. C'est pourquoi la crainte se trouve aux antipodes de l'amour. Parce que l'amour est la liberté de toute loi, de toute limitation de la vie comme relation, comme communion.

La différence entre la morale sociale ou la morale dans les différentes traditions spirituelles et religieuses, et la conception ecclésiale de l'amour se trouve exactement dans la définition de Dieu comme Amour : la définition de l'amour comme mode d'existence. Dans cette perspective, l'amour représente aussi la définition de la personne, de notre réalité, de la réalité existentielle de Dieu à l'image de qui nous sommes créés. La définition de la personne, c'est l'amour. L'amour présuppose une existence avec une conscience énergétique et, en même temps, une liberté qui se réalise dans la communion. C'est la différence qu'établit la théologie orthodoxe entre la Personne et le personnalisme ou l'humanisme philosophique.

Il est très important de savoir de quoi nous parlons. L'Amour, c'est le Dieu incréé. De notre côté, nous sommes des êtres créés a l'image de Dieu. A l'image, c'est-à-dire dans la dynamique d'avancer vers la ressemblance. Cela signifie, en schématisant, que vivre et réaliser l'amour peut se réaliser à deux niveaux. Celui de l'incréé c'est la réalité divine qui s'identifie avec l'amour, avec la définition de Dieu comme amour et celui de notre nature créée à l'image de Dieu. A l'image signifie que nous avons la possibilité naturelle de réaliser l'amour. Là réside la grande difficulté pour distinguer l'aspect naturel, créé, psychologique de l'amour et la réalité d'un mode d'existence auquel Église nous appelle.

La communauté eucharistique, une relation avec le monde

Prenons l'exemple du caractère naturel de l'amour maternel, de l'amour humaniste et de l'amour érotique dans notre vie. Toutes ces formes d'amour peuvent être réalisées d'une façon concrète et représentent une réalité très positive dans notre vie. Dans l'amour, dans l'éros, nous pouvons palper, réaliser la vie comme relation, comme un auto dépassement. Mais en même temps Église, dans toute la tradition ecclésiale, manifeste beaucoup de réserve par rapport à l'éros ainsi que par rapport à l'amour social, la philanthropie ou encore l'activité dans la société. Cette réserve ne se confond pas avec du mépris, mais elle pousse à distinguer cette forme d'amour et l'amour qui est " à l'image " du mode trinitaire de l'existence, qui constitue le mode de l'existence ecclésiale. Cette réserve se fonde sur le fait qu'il est très difficile de discerner l'autonomie de notre nature, créée à l'image de Dieu, d'une autonomie que nous appelons chute de l'homme, qui nous montre la limite entre l'autonomie de la nature et un mode d'existence qui ne connaît pas les limites du temps, de l'espace, de la mort et de la corruption. Qui peut nous montrer les limites entre l'amour naturel et l'amour selon le prototype de l'existence du Dieu trinitaire ? Il est très difficile de croire que c'est la loi, quelle qu'elle soit, qui peut nous montrer les limites entre ces deux réalités du créé et de l'incréé. Bien sûr, la loi peut nous aider, nous orienter vers ce discernement. Mais de nouveau, le caractère absolu et autonome de notre nature provoque notre confusion entre la loi et la vie, alors que la loi n'est que le signe qui nous montre l'orientation vers la vraie vie. Mais Si ce n'est pas la loi qui peut montrer précisément la différence entre le créé et l'incréé, entre l'amour naturel et l'amour de l'incréé, qui peut le faire?

Église essaie d'indiquer en permanence comment discerner entre l'amour naturel et l'amour de l'incréé. Qu'est-ce que la communauté eucharistique, sinon un mode de vie réel, concret, réalisant une autre relation avec le monde et avec les autres, un autre mode d'existence qui se trouve aux antipodes de l'individualisme. Car tout ce qui est individuel représente, selon l'expérience de Église, la mort. Tout ce qui est communion d'amour, communion de l'infini, est l'existence libre de toute limitation de la corruption et de la mort. Très souvent, la résistance de notre nature créée nous oblige à rechercher des certitudes individuelles. Nous essayons d'éviter le risque de la relation, le risque d'aimer vraiment en sortant de nous-mêmes. Et ce glissement pour éviter le risque de la relation nous amène assez souvent à une sorte "d'absolutisation" de l'éducation, de la morale, de la protection de l'autre. Ce n'est pas l'amour réalisé dans le mode d'existence eucharistique, ecclésial.
Le critère pour distinguer l'amour ecclésial comme une dynamique vers la ressemblance vers l'amour divin, et pour discerner cet amour de l'amour naturel, c'est toujours et partout la priorité de la relation personnelle, la priorité de la liberté, le risque de la liberté. Nous vivons cette priorité de la relation personnelle à la place de l'objectivation de la loi dans l'eucharistie, à travers notre relation personnelle avec le Père du corps ecclésial, de la communauté ecclésiale, avec celui que nous appelons Père parce qu'il nous fait naître dans la nouvelle vie qui est le mode d'existence selon la vérité de l'amour divin. Mais nous parlons d'une relation qui produit la vie. C'est très diffèrent d'une relation qui s'épuise à la protection de chaque individu par le risque de sa propre responsabilité, de la propre liberté.

Il y a en effet une grande différence entre ce que nous appelons, dans le langage de la théologie orthodoxe, obéissance, et ce que nous appelons dans le langage social discipline. L'obéissance est un triomphe de la liberté et de l'amour, alors que la discipline est le triomphe de l'individualisme et de l'égocentrisme, de la protection de l'ego. Un vieux moine, par exemple, demande à son disciple : " va remplir cette jarre d'eau ". Le disciple marche une heure pour aller jusqu'à la source, une autre pour en revenir, et le vieux moine dit : " renverse-la ". A ce moment là, le disciple passe par l'épreuve de sa liberté personnelle. Soit il obéit à son père spirituel, ce qui signifie qu'il sacrifie consciemment sa volonté individuelle, soit il refuse l'obéissance et il part. C'est la preuve de sa liberté. Tandis que Si le disciple va voir son père spirituel et demande : " que faut-il faire dans ce cas, que fait-il faire dans cet autre cas ", il reste toujours un homme qui n'arrive pas à être adulte.

Saint Paul fait cette distinction et ce n'est pas par hasard. Il dit : "quand j'étais un petit enfant, j'avais la mentalité, les réactions, la pensée d'un petit enfant. Maintenant que je suis adulte, je suis passé à un autre niveau ". Un enfant ne peut imaginer comment réagit un adulte. Le niveau de l'enfant est réellement différent du niveau de l'adulte. Ainsi, dans le cas de l'obéissance ou de la discipline, nous avons une réalisation de cette différence entre l'amour naturel et l'amour réalisé selon le mode d'existence de la Trinité, c'est-à-dire l'amour adulte. Ce n'est pas par hasard que saint Paul fait cette distinction. Il dit : quand j'étais bébé, j'avais la mentalité, les réactions, la pensée d'un bébé. Maintenant que je suis adulte, je suis dans un autre niveau. Un bébé ne peut imaginer comment un adulte réagit. Le niveau du bébé est réellement différent du niveau de l'adulte. Ainsi, dans le cas de l'obéissance ou de la discipline, nous avons une réalisation de cette différence de l'amour naturel et l'amour réalisé selon le mode d'existence de la Trinité, c'est-à-dire l'amour ecclésial.

L'amour ecclésial, réponse aux problèmes de société

J'ai présenté cette différence entre obéissance et discipline pour vous exposer mon opinion sur tous ces problèmes sociaux, sur lesquels aujourd'hui on nous demande des réponses : problèmes de la bioéthique, de l'euthanasie, etc. Il faut exercer le même discernement : que pouvons-nous proposer ? Nous avons quelques réponses qui correspondent à la réalité de notre nature d'hommes faits à l'image de Dieu. Nous devons répondre avec cet amour que nous possédons comme un don de Dieu, comme un élan naturel, comme une possibilité naturelle. Notre expérience ecclésiale, cette perspective différente de l'amour, qui vise la réalité tout entière du Dieu Trinitaire, peut nous conduire à des réponses différentes à tous ces problèmes de société.

Sur la base de mon expérience personnelle, j'ai l'impression que la société d'aujourd'hui cherche des réponses sur les plans juridique et moral pour avoir des garanties. On e peur du nouveau, du risque On a besoin de protections. Protections de quoi ? de l'individualité. C'est pourquoi on nous demande de préciser et de rendre objectives des règles du comportement dans ces domaines. Il me semble que dans tous ces cas, nous n'avons rien à proposer au plan objectif pas de règles, pas de lignes de conduites concrètes. La réponse ecclésiale à tous ces problèmes, c'est que chacun de nous prenne la responsabilité, le risque de réaliser dans la pratique de la vie quotidienne, dans le travail, les sciences, partout, de réaliser ces sortes de relations personnelles qui tentent d'imiter le mode d'existence trinitaire.

Nous ne pouvons pas l'objectiver, bien sûr, mais nous pouvons formuler quelques critères en tenant toujours compte de notre but final, qui est la vie éternelle, la vie sens limite de la corruption et de le mort. Il n'est pas difficile de préciser des critères' perce qu'aujourd'hui, toute la mentalité de l'homme de notre époque est formée sur la base des droits individuels. On demande aussi à notre église de préciser les limites de ces droits. Où sont les limites de la responsabilité ou des droits du docteur ? ceux de celui qui souffre ? Dans les textes sur la question, comme l'encyclique Humanae Vitae qu'on va éditer, on observe un effort considérable pour aborder cette problématique d'une façon énergétique, pratique, mais on aboutit à épuiser l'amour au niveau de cet élan naturel.

J'ai cherché une autre réponse, incarnée dans l'expérience de Église, eux problèmes moraux actuels. Je voudrais vous raconter simplement la petite histoire qui figure dans les écrits ascétiques de Saint lsaac. Il rapporte qu'on avait demandé à un célèbre géron, abba Agathon, ce qu'est l'amour parfait. Ce dernier avait répondu : "je voudrais trouver un lépreux pour prendre son corps et pour lui donner mon propre corps. C'est ça l'amour parfait ". Ce n'est pas une image. C'est une réponse à beaucoup de questions, comme la bioéthique ou à propos de la transplantation des organes.

Un autre exemple, beaucoup plus difficile à déchiffrer, est tiré des pères du désert. Il y avait un vieux moine qui vivait dans le désert prés d'Alexandrie, avec son disciple. Un jour, le maître envoie le disciple à Alexandrie pour vendre des paniers, afin de gagner un peu d'argent pour vivre. Le jeune homme y va, vend les paniers, mais va aussi avec une prostituée. Il rentre à la cellule, se met à pleurer, demande pardon. Le géron lui donne l'absolution. Après quelques mois, le maître envoie à nouveau le jeune homme à Alexandrie pour vendre les paniers, et le disciple va pour le seconde fois avec une prostituée. De nouveau la pénitence, de nouveau l'absolution. La troisième fois, c'est la même chose, la quatrième fois, le même chose. La cinquième fois, le disciple, presque désespéré, demande au géron : " Mon père, qu'est-ce qui se passe avec moi que faut-il attendre à la fin ?" Le géron répond : " Rien. Tu vas attendre le moment où le Seigneur va t'appeler jusqu'à ce que cet appel te trouve en chute ou en résurrection ". C'est une réponse énigmatique, mais qui récapitule la vraie valeur ecclésiale, le triomphe de la responsabilité personnelle, de la responsabilité de la relation comme amour, l'amour comme réalisation de notre mode d'existence qui n'a rien à faire avec la morale, avec la fortification de l'ego, avec l'individualisme psychologique des émotions et des sentiments.

L'apophatisme, ce n'est pas une méthode au niveau de la théorie des connaissances. L'apophatisme, c'est une attitude dans Église il s'agit de garder une distance par rapport à l'expression, à la formulation de la réalité, de se tenir dans la certitude que l'expérience de la réalité est toujours différente de son expression par le langage ou les images. On réalise cette attitude apophatique même au plan pastoral. Dans la pratique pastorale, en effet, la tentation est forte de faire intervenir notre propre construction psychique et, par-là même, de remplacer la réalité par en prodiguant des conseils où nous essayons de protéger l'autre, parfois à tout prix.

L'apophatisme pastoral ou le respect absolu de la liberté de l'autre

C'est pourquoi j'ai cité cette brève histoire des Pères du désert, pour montrer que le véritable amour d'un pasteur est un amour qui, en premier lieu, révèle une responsabilité chez celui qui est guidé par le père spirituel, la conscience d'une responsabilité par rapport à la vie et à la mort, à la chute ou à la résurrection. D'autre part, c'est un amour qui exprime un respect absolu de la liberté de l'autre. Ce respect de la liberté de l'autre, je crois que c'est l'apophatisme au niveau pastoral on n'épuise pas l'événement existentiel de l'autre par la construction d'une image idéale de lui, à travers des conseils par exemple. A l'opposé de cette attitude, on doit respecter l'autre dans sa propre réalité existentielle, respecter la liberté de cette autre existence mais en même temps, lui montrer et lui transmettre la conscience de la responsabilité devant le dilemme de la vie et de la mort.

L'amour du père spirituel envers celui qui vient vers lui, comme l'amour du disciple, représente, présuppose plutôt, un combat. Cette réalité de l'amour n'est pas toujours évidente, n'est pas toujours automatique. Il faut d'abord purifier l'amour du père spirituel de quelques tendances naturelles qui existent en nous tous, y compris chez nos pères spirituels, d'exercer l'amour comme un pouvoir. Nous souffrons beaucoup, dans Église, de ces tendances naturelles. D'un autre côté, Je fidèle approche le père spirituel avec la tendance naturelle, le besoin de trouver dans la personne du père spirituel, une protection psychologique, sentimentale. Oui, nous avons besoin d'un papa, d'un père qui nous protège, qui prend toutes les responsabilités que nous n'osons pas prendre. Nous avons une tendance naturelle à rester enfants. Nous n'osons pas atteindre le niveau de l'adulte et nous projetons tout cela au visage de notre père spirituel. Il y a un grand danger des deux côtés c'est pourquoi il faut livrer un combat très difficile pour arriver à réaliser un tout petit peu l'amour ecclésial dans la relation du père spirituel avec le fils.

Nous sommes appelés à réaliser, à travers et par les énergies de notre nature, pendant notre vie terrestre, le mode d'existence de l'incréé. Nous sommes appelés à dépasser le mode d'existence - pas la nature : ce serait une autre illusion. Nous ne pouvons pas dépasser la nature, sortir de la nature. Mais avec les possibilités, les capacités, les énergies de notre nature créée, nous sommes appelés à réaliser le mode d'existence du non créé.

L'amour est un don de Dieu fait à notre nature. Saint Maxime le confesseur perle d'une force d'amour qui est dans notre nature. C'est une capacité de notre nature mais elle ne suffit pas pour entre dans la vie qui peut vaincre le mort. Appartenir à Église, ce n'est pas pour améliorer notre caractère ou vivre des sentiments plus élevés. Nous appartenons à Église perce que nous voulons constater que, à travers la mort, on peut vaincre la mort. Si on cherche cela, il faut dépasser le niveau naturel de l'amour pour arriver à réaliser l'amour selon le mode d'existence du Dieu trinitaire.

Pour autant, Église, à travers l'expérience ecclésiale, ne méprise pas ce qui est naturel, au contraire. L'amour naturel comme force de notre nature, comme le définit Saint Maxime le confesseur, est très positif : c'est le noyau autour duquel notre personnalité se constitue, cet élan dynamique vers l'autre, cet élan de la référence vers l'autre. C'est l'axe qui constitue notre hypostase individuelle, personnelle. On ne saurait donc pas mépriser cela. On ne peut mépriser toutes les conséquences physiques de cette puissance. On ne méprise pas 'éros, toutes ces expressions de l'amour naturel, mais en même temps, il ne faut pas confondre ces deux niveaux. Il ne faut pas confondre ce qui est naturel avec le mode d'existence qui nous libère du naturel. C'est un exercice très difficile. Et je crois qu'il faut considérer en priorité l'illusion que nous avons très souvent de vivre au niveau du mode d'existence ecclésiale alors que nous sommes encore dans le cadre du naturel, et que nous remplaçons la nature par des illusions ou des convictions intellectuelles.

Le sacrement du mariage, manifestation de l'amour ecclésial

Le sacrement du mariage, tel que nous le pratiquons aujourd'hui, est un exemple très caractéristique qui montre comment nous avons la tendance naturelle à soumettre le mode d'existence ecclésiale eux exigences du naturel. Dans beaucoup de sociétés dites orthodoxes, ou d'origine orthodoxe, ou à travers des expériences historiques orthodoxes, on pratique aujourd'hui le mariage comme un sacrement qui n'a rien de différent de ce qu'on fait à la mairie. On considère le sacrement du mariage comme une justification, une normalisation de la relation sexuelle : selon la loi de Église, il faut passer par le sacrement pour que la relation sexuelle soit acceptée dans le cadre de la vie ecclésiale. Je crois que cela, c'est la trahison la plus extrême de la réalité du sacrement.

Ce que nous apprenons dans l'expérience du sacrement, c'est la réalisation et la manifestation de Église, de ses modes d'existence qui dépassent le temps, l'espace, la corruption et la mort. Chaque sacrement n'est pas un événement individuel, on ne vit pas le sacrement comme la justification d'un individu ni comme la bénédiction d'un couple. Le sacrement est un fait ecclésial qui réalise et manifeste le mode d'existence de Église De ce point de vue, le Mariage est un sacrement, tout à fait comme le sacrement de l'Eucharistie ou le Baptême. Le fait qu'aujourd'hui nous le comprenions comme un acte de reconnaissance juridique des relations sexuelles montre une certaine perversion de la conception de l'amour que nous avons aujourd'hui. Nous faisons cette confusion entre l'amour naturel et l'amour comme mode d'existence trinitaire qui nous libère de la corruption et de la mort.

Bien sûr, nous avons l'incarnation, nous avons la présence historique du Christ et le témoignage de tous ces membres de Église, des Saints, des pères de Église, qui ont constaté dans leur vie cette présence divino-humaine du Christ, cette réalité de l'unité entre le créé et l'incréé dans la réalité ecclésiale. Si je mets l'accent sur cette distinction entre le créé et l'incréé, c'est perce que j'ai l'impression qu'aujourd'hui, dans notre expérience de tous les jours, nous confondons. Nous croyons que nous sommes arrivés à tout comprendre : nous parlons trop de l'incréé. Et nous en arrivons finalement à épuiser notre vie personnelle sur le plan des satisfactions psychologiques. Nous perlons avec une facilité qui, personnellement, me fait peur, de la sanctification, de la déification, de la spiritualité, de la transfiguration... Voilà pourquoi il est tellement importent de distinguer le réel du psychologique.

[source : Supplément SOP n° 213]

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