Communication de Christos YANNARAS, professeur à l'école des sciences
politiques d'Athènes, au 9ème congrès orthodoxe d'Europe occidentale. (1-3
novembre 1996)
Je voudrais commencer par un constat personnel : je remarque, sur la base de mon
expérience personnelle, que le plus difficile dans notre vie spirituelle, mais
surtout personnelle, est de distinguer et de discerner ce qui est réel de ce
qui est psychologique, en particulier s'agissant de l'amour. C'est le problème
le plus délicat auquel nous sommes confrontés en tant que membres du corps
ecclésial. Il est très difficile pour l'homme de distinguer ce qui représente
une réalité de ce qui constitue seulement un événement psychologique, qui
fait appel à des sentiments ou à des émotions, car l'aspect psychologique est
toujours mêlé à l'aspect intellectuel. Nos convictions intellectuelles
provoquent des sentiments, des émotions, et nous vivons dans l'illusion d'avoir
touché la réalité. Tel est le piège dans lequel toute notre civilisation est
enfermée depuis les derniers siècles.
Le problème central de notre civilisation est que nous assimilons le signifiant
au signifié. Connaissant le signifiant, nous avons l'illusion d'avoir une
expérience du signifié. Pourtant, il reste une distance immense entre le
signifiant et le signifié. Dans le langage théologique orthodoxe, nous
appelons cette distance " apophatisme ". L'apophatisme est le refus
d'identifier la réalité avec l'expression de la réalité, avec sa
formulation, avec le langage qui l'exprime. Le sens de notre ascèse telle que
l'Église la propose consiste précisément à discerner ce qui est réel de ce
qui est psychologique. Que représentent réellement la Transfiguration de la
spiritualité, l'enseignement du Christ dans nos cœurs ?
Il faut avancer très lentement vers l'expérience. Cet effort de discernement
entre le psychologique et le réel peut être appliqué, par exemple, au terme
" amour ". Qu'est-ce que l'amour ? Plus qu'un type de sentiment auquel
se réfère le comportement humain au plan moral, c'est le langage de la Bible,
c'est-à-dire l'expression de l'expérience ecclésiale, qui nous donne une
perspective totalement différente de l'interprétation de l'amour. C'est une
perspective ontologique, comme on la nomme dans le langage de la théologie
académique. Le terme amour définit avant tout un mode d'existence, et non pas
un mode de comportement, ni une émotion, ni un sentiment individuel à l'égard
des autres. Mais bien plutôt un véritable mode d'existence.
Le Nouveau Testament donne une seule définition de Dieu, par les paroles de
Saint jean l'Évangéliste Dieu est Amour. Déchiffrons cette phrase. "
Dieu est Amour" signifie que l'amour n'est pas une qualité morale de Dieu.
N'interprétons pas l'amour à propos des énergies divines, des actions de Dieu
dans l'histoire. L'amour, c'est bien la définition même de Dieu. Il précise
exactement le mode d'existence de Dieu. Dieu existe comme amour. Cette phrase
contient toute la théologie trinitaire, la théologie de la liberté.
Le problème qui s'est posé devant l'Église pendant le premier siècle était
de prendre position par rapport au défi hellénique de l'époque la cause
première, le commencement de l'existence est-il la nécessité ou la liberté ?
Si Dieu, qui est Dieu par son essence, par sa nature, est obligé d'être un
dieu, alors il est soumis à une nécessité qui le dépasse. Il n'est donc pas
libre par son existence. Et Si la cause de l'existence, la souche de l'existence
n'est pas la liberté, rien n'a aucun sens dans la vie. A cette provocation
historique de l'esprit hellénique, l'Église a répondu, avec difficulté et
près de nombreux combats, en formant sa doctrine sur la Trinité : Dieu n'est
pas une essence mais la réalité d'une personne, de la personne du Père qui,
librement, par sa volonté propre, pour exister, réalise son être, son
essence, par la naissance du Christ et la procession du Saint-Esprit. Son mode
d'existence, l'Amour, est son choix perpétuel. C'est le triomphe de la
liberté.
L'Église nous appelle à
l'amour comme mode d'existence
Nous apprenons l'amour, non au travers de syllogismes, de réflexions,
d'analyse, mais par l'imitation de ce mode d'existence réalisé par Dieu. Nous
essayons de réaliser le même mode d'existence. Certes, nous sommes des êtres
créés, notre nature est limitée, nous avons besoin de ces syllogismes, de ces
analyses, mais il nous faut apprendre continuellement que tout cela ne suffit
pas pour nous donner la connaissance de la vérité de l'amour. Il nous faut une
voie, une pratique, réelle. Saint Jean nous dit : " Celui qui n'aime pas
n'a point connu Dieu, parce que Dieu est Amour". Notre notion de Dieu
relève-t-elle de l'évidence ou de la compréhension ? Nous ne connaissons pas
Dieu. Saint Jean le répète un peu plus tard en disant : " celui qui dit
qu'il aime Dieu, alors qu'il ne le connaît pas, mais n'aime pas son prochain,
exprime une contradiction ". Saint Jean nous assure que nous ne connaissons
pas Dieu. Nous essayons de connaître Dieu à travers l'expérience de notre
amour pour nos prochains, nos frères, nos sœurs. " Si quelqu'un dit
j'aime Dieu, mais éprouve de la haine pour son frère, alors c'est un
menteur". Dieu n'est pas le produit d'une idéologie. Dieu n'est pas une
notion métaphysique. Église a montré que la voie pour arriver à la
connaissance de Dieu est celle d'un amour réel, quotidien, continuel.
Saint Paul, dans la première Épître aux Corinthiens, dit que l'amour est plus
grand que la foi. En effet, la foi ne correspond pas à des convictions
individuelles, des certitudes intellectuelles. Le terme de foi, dans
l'expérience ecclésiale, conserve le sens premier du terme grec qui signifie
confiance. J'ai confiance, je me donne à quelqu'un. L'amour est plus grand que
cette confiance. La confiance, d'une certaine façon, c'est pour commencer.
L'amour est un accomplissement qui n'a pas de limite.
Une autre phrase de Saint Paul m'a beaucoup impressionné : " Celui qui
craint n'est pas accompli dans l'amour ". Nous aimons puisque lui nous a
aimés le premier. La crainte est contraire à l'amour. Cela signifie que la
connaissance à laquelle nous arrivons à travers l'amour a une qualité tout à
fait différente de ce que Saint-Paul appelle science : " La science sera
abolie, l'amour restera ". Elle ne s'épuise pas aux limites d'une loi ou
d'obligations qu'une loi représente pour notre comportement. C'est pourquoi la
crainte se trouve aux antipodes de l'amour. Parce que l'amour est la liberté de
toute loi, de toute limitation de la vie comme relation, comme communion.
La différence entre la morale sociale ou la morale dans les différentes
traditions spirituelles et religieuses, et la conception ecclésiale de l'amour
se trouve exactement dans la définition de Dieu comme Amour : la définition de
l'amour comme mode d'existence. Dans cette perspective, l'amour représente
aussi la définition de la personne, de notre réalité, de la réalité
existentielle de Dieu à l'image de qui nous sommes créés. La définition de
la personne, c'est l'amour. L'amour présuppose une existence avec une
conscience énergétique et, en même temps, une liberté qui se réalise dans
la communion. C'est la différence qu'établit la théologie orthodoxe entre la
Personne et le personnalisme ou l'humanisme philosophique.
Il est très important de savoir de quoi nous parlons. L'Amour, c'est le Dieu
incréé. De notre côté, nous sommes des êtres créés a l'image de Dieu. A
l'image, c'est-à-dire dans la dynamique d'avancer vers la ressemblance. Cela
signifie, en schématisant, que vivre et réaliser l'amour peut se réaliser à
deux niveaux. Celui de l'incréé c'est la réalité divine qui s'identifie avec
l'amour, avec la définition de Dieu comme amour et celui de notre nature
créée à l'image de Dieu. A l'image signifie que nous avons la possibilité
naturelle de réaliser l'amour. Là réside la grande difficulté pour
distinguer l'aspect naturel, créé, psychologique de l'amour et la réalité
d'un mode d'existence auquel Église nous appelle.
La communauté
eucharistique, une relation avec le monde
Prenons l'exemple du caractère naturel de l'amour maternel, de l'amour
humaniste et de l'amour érotique dans notre vie. Toutes ces formes d'amour
peuvent être réalisées d'une façon concrète et représentent une réalité
très positive dans notre vie. Dans l'amour, dans l'éros, nous pouvons palper,
réaliser la vie comme relation, comme un auto dépassement. Mais en même temps
Église, dans toute la tradition ecclésiale, manifeste beaucoup de réserve par
rapport à l'éros ainsi que par rapport à l'amour social, la philanthropie ou
encore l'activité dans la société. Cette réserve ne se confond pas avec du
mépris, mais elle pousse à distinguer cette forme d'amour et l'amour qui est
" à l'image " du mode trinitaire de l'existence, qui constitue le
mode de l'existence ecclésiale. Cette réserve se fonde sur le fait qu'il est
très difficile de discerner l'autonomie de notre nature, créée à l'image de
Dieu, d'une autonomie que nous appelons chute de l'homme, qui nous montre la
limite entre l'autonomie de la nature et un mode d'existence qui ne connaît pas
les limites du temps, de l'espace, de la mort et de la corruption. Qui peut nous
montrer les limites entre l'amour naturel et l'amour selon le prototype de
l'existence du Dieu trinitaire ? Il est très difficile de croire que c'est la
loi, quelle qu'elle soit, qui peut nous montrer les limites entre ces deux
réalités du créé et de l'incréé. Bien sûr, la loi peut nous aider, nous
orienter vers ce discernement. Mais de nouveau, le caractère absolu et autonome
de notre nature provoque notre confusion entre la loi et la vie, alors que la
loi n'est que le signe qui nous montre l'orientation vers la vraie vie. Mais Si
ce n'est pas la loi qui peut montrer précisément la différence entre le
créé et l'incréé, entre l'amour naturel et l'amour de l'incréé, qui peut
le faire?
Église essaie d'indiquer en permanence comment discerner entre l'amour naturel
et l'amour de l'incréé. Qu'est-ce que la communauté eucharistique, sinon un
mode de vie réel, concret, réalisant une autre relation avec le monde et avec
les autres, un autre mode d'existence qui se trouve aux antipodes de
l'individualisme. Car tout ce qui est individuel représente, selon
l'expérience de Église, la mort. Tout ce qui est communion d'amour, communion
de l'infini, est l'existence libre de toute limitation de la corruption et de la
mort. Très souvent, la résistance de notre nature créée nous oblige à
rechercher des certitudes individuelles. Nous essayons d'éviter le risque de la
relation, le risque d'aimer vraiment en sortant de nous-mêmes. Et ce glissement
pour éviter le risque de la relation nous amène assez souvent à une sorte
"d'absolutisation" de l'éducation, de la morale, de la protection de
l'autre. Ce n'est pas l'amour réalisé dans le mode d'existence eucharistique,
ecclésial.
Le critère pour distinguer l'amour ecclésial comme une dynamique vers la
ressemblance vers l'amour divin, et pour discerner cet amour de l'amour naturel,
c'est toujours et partout la priorité de la relation personnelle, la priorité
de la liberté, le risque de la liberté. Nous vivons cette priorité de la
relation personnelle à la place de l'objectivation de la loi dans
l'eucharistie, à travers notre relation personnelle avec le Père du corps
ecclésial, de la communauté ecclésiale, avec celui que nous appelons Père
parce qu'il nous fait naître dans la nouvelle vie qui est le mode d'existence
selon la vérité de l'amour divin. Mais nous parlons d'une relation qui produit
la vie. C'est très diffèrent d'une relation qui s'épuise à la protection de
chaque individu par le risque de sa propre responsabilité, de la propre
liberté.
Il y a en effet une grande différence entre ce que nous appelons, dans le
langage de la théologie orthodoxe, obéissance, et ce que nous appelons dans le
langage social discipline. L'obéissance est un triomphe de la liberté et de
l'amour, alors que la discipline est le triomphe de l'individualisme et de
l'égocentrisme, de la protection de l'ego. Un vieux moine, par exemple, demande
à son disciple : " va remplir cette jarre d'eau ". Le disciple marche
une heure pour aller jusqu'à la source, une autre pour en revenir, et le vieux
moine dit : " renverse-la ". A ce moment là, le disciple passe par
l'épreuve de sa liberté personnelle. Soit il obéit à son père spirituel, ce
qui signifie qu'il sacrifie consciemment sa volonté individuelle, soit il
refuse l'obéissance et il part. C'est la preuve de sa liberté. Tandis que Si
le disciple va voir son père spirituel et demande : " que faut-il faire
dans ce cas, que fait-il faire dans cet autre cas ", il reste toujours un
homme qui n'arrive pas à être adulte.
Saint Paul fait cette distinction et ce n'est pas par hasard. Il dit :
"quand j'étais un petit enfant, j'avais la mentalité, les réactions, la
pensée d'un petit enfant. Maintenant que je suis adulte, je suis passé à un
autre niveau ". Un enfant ne peut imaginer comment réagit un adulte. Le
niveau de l'enfant est réellement différent du niveau de l'adulte. Ainsi, dans
le cas de l'obéissance ou de la discipline, nous avons une réalisation de
cette différence entre l'amour naturel et l'amour réalisé selon le mode
d'existence de la Trinité, c'est-à-dire l'amour adulte. Ce n'est pas par
hasard que saint Paul fait cette distinction. Il dit : quand j'étais bébé,
j'avais la mentalité, les réactions, la pensée d'un bébé. Maintenant que je
suis adulte, je suis dans un autre niveau. Un bébé ne peut imaginer comment un
adulte réagit. Le niveau du bébé est réellement différent du niveau de
l'adulte. Ainsi, dans le cas de l'obéissance ou de la discipline, nous avons
une réalisation de cette différence de l'amour naturel et l'amour réalisé
selon le mode d'existence de la Trinité, c'est-à-dire l'amour ecclésial.
L'amour ecclésial,
réponse aux problèmes de société
J'ai présenté cette différence entre obéissance et discipline pour vous
exposer mon opinion sur tous ces problèmes sociaux, sur lesquels aujourd'hui on
nous demande des réponses : problèmes de la bioéthique, de l'euthanasie, etc.
Il faut exercer le même discernement : que pouvons-nous proposer ? Nous avons
quelques réponses qui correspondent à la réalité de notre nature d'hommes
faits à l'image de Dieu. Nous devons répondre avec cet amour que nous
possédons comme un don de Dieu, comme un élan naturel, comme une possibilité
naturelle. Notre expérience ecclésiale, cette perspective différente de
l'amour, qui vise la réalité tout entière du Dieu Trinitaire, peut nous
conduire à des réponses différentes à tous ces problèmes de société.
Sur la base de mon expérience personnelle, j'ai l'impression que la société
d'aujourd'hui cherche des réponses sur les plans juridique et moral pour avoir
des garanties. On e peur du nouveau, du risque On a besoin de protections.
Protections de quoi ? de l'individualité. C'est pourquoi on nous demande de
préciser et de rendre objectives des règles du comportement dans ces domaines.
Il me semble que dans tous ces cas, nous n'avons rien à proposer au plan
objectif pas de règles, pas de lignes de conduites concrètes. La réponse
ecclésiale à tous ces problèmes, c'est que chacun de nous prenne la
responsabilité, le risque de réaliser dans la pratique de la vie quotidienne,
dans le travail, les sciences, partout, de réaliser ces sortes de relations
personnelles qui tentent d'imiter le mode d'existence trinitaire.
Nous ne pouvons pas l'objectiver, bien sûr, mais nous pouvons formuler quelques
critères en tenant toujours compte de notre but final, qui est la vie
éternelle, la vie sens limite de la corruption et de le mort. Il n'est pas
difficile de préciser des critères' perce qu'aujourd'hui, toute la mentalité
de l'homme de notre époque est formée sur la base des droits individuels. On
demande aussi à notre église de préciser les limites de ces droits. Où sont
les limites de la responsabilité ou des droits du docteur ? ceux de celui qui
souffre ? Dans les textes sur la question, comme l'encyclique Humanae Vitae
qu'on va éditer, on observe un effort considérable pour aborder cette
problématique d'une façon énergétique, pratique, mais on aboutit à épuiser
l'amour au niveau de cet élan naturel.
J'ai cherché une autre réponse, incarnée dans l'expérience de Église, eux
problèmes moraux actuels. Je voudrais vous raconter simplement la petite
histoire qui figure dans les écrits ascétiques de Saint lsaac. Il rapporte
qu'on avait demandé à un célèbre géron, abba Agathon, ce qu'est l'amour
parfait. Ce dernier avait répondu : "je voudrais trouver un lépreux pour
prendre son corps et pour lui donner mon propre corps. C'est ça l'amour parfait
". Ce n'est pas une image. C'est une réponse à beaucoup de questions,
comme la bioéthique ou à propos de la transplantation des organes.
Un autre exemple, beaucoup plus difficile à déchiffrer, est tiré des pères
du désert. Il y avait un vieux moine qui vivait dans le désert prés
d'Alexandrie, avec son disciple. Un jour, le maître envoie le disciple à
Alexandrie pour vendre des paniers, afin de gagner un peu d'argent pour vivre.
Le jeune homme y va, vend les paniers, mais va aussi avec une prostituée. Il
rentre à la cellule, se met à pleurer, demande pardon. Le géron lui donne
l'absolution. Après quelques mois, le maître envoie à nouveau le jeune homme
à Alexandrie pour vendre les paniers, et le disciple va pour le seconde fois
avec une prostituée. De nouveau la pénitence, de nouveau l'absolution. La
troisième fois, c'est la même chose, la quatrième fois, le même chose. La
cinquième fois, le disciple, presque désespéré, demande au géron : "
Mon père, qu'est-ce qui se passe avec moi que faut-il attendre à la fin
?" Le géron répond : " Rien. Tu vas attendre le moment où le
Seigneur va t'appeler jusqu'à ce que cet appel te trouve en chute ou en
résurrection ". C'est une réponse énigmatique, mais qui récapitule la
vraie valeur ecclésiale, le triomphe de la responsabilité personnelle, de la
responsabilité de la relation comme amour, l'amour comme réalisation de notre
mode d'existence qui n'a rien à faire avec la morale, avec la fortification de
l'ego, avec l'individualisme psychologique des émotions et des sentiments.
L'apophatisme, ce n'est pas une méthode au niveau de la théorie des
connaissances. L'apophatisme, c'est une attitude dans Église il s'agit de
garder une distance par rapport à l'expression, à la formulation de la
réalité, de se tenir dans la certitude que l'expérience de la réalité est
toujours différente de son expression par le langage ou les images. On réalise
cette attitude apophatique même au plan pastoral. Dans la pratique pastorale,
en effet, la tentation est forte de faire intervenir notre propre construction
psychique et, par-là même, de remplacer la réalité par en prodiguant des
conseils où nous essayons de protéger l'autre, parfois à tout prix.
L'apophatisme pastoral ou
le respect absolu de la liberté de l'autre
C'est pourquoi j'ai cité cette brève histoire des Pères du désert, pour
montrer que le véritable amour d'un pasteur est un amour qui, en premier lieu,
révèle une responsabilité chez celui qui est guidé par le père spirituel,
la conscience d'une responsabilité par rapport à la vie et à la mort, à la
chute ou à la résurrection. D'autre part, c'est un amour qui exprime un
respect absolu de la liberté de l'autre. Ce respect de la liberté de l'autre,
je crois que c'est l'apophatisme au niveau pastoral on n'épuise pas
l'événement existentiel de l'autre par la construction d'une image idéale de
lui, à travers des conseils par exemple. A l'opposé de cette attitude, on doit
respecter l'autre dans sa propre réalité existentielle, respecter la liberté
de cette autre existence mais en même temps, lui montrer et lui transmettre la
conscience de la responsabilité devant le dilemme de la vie et de la mort.
L'amour du père spirituel envers celui qui vient vers lui, comme l'amour du
disciple, représente, présuppose plutôt, un combat. Cette réalité de
l'amour n'est pas toujours évidente, n'est pas toujours automatique. Il faut
d'abord purifier l'amour du père spirituel de quelques tendances naturelles qui
existent en nous tous, y compris chez nos pères spirituels, d'exercer l'amour
comme un pouvoir. Nous souffrons beaucoup, dans Église, de ces tendances
naturelles. D'un autre côté, Je fidèle approche le père spirituel avec la
tendance naturelle, le besoin de trouver dans la personne du père spirituel,
une protection psychologique, sentimentale. Oui, nous avons besoin d'un papa,
d'un père qui nous protège, qui prend toutes les responsabilités que nous
n'osons pas prendre. Nous avons une tendance naturelle à rester enfants. Nous
n'osons pas atteindre le niveau de l'adulte et nous projetons tout cela au
visage de notre père spirituel. Il y a un grand danger des deux côtés c'est
pourquoi il faut livrer un combat très difficile pour arriver à réaliser un
tout petit peu l'amour ecclésial dans la relation du père spirituel avec le
fils.
Nous sommes appelés à réaliser, à travers et par les énergies de notre
nature, pendant notre vie terrestre, le mode d'existence de l'incréé. Nous
sommes appelés à dépasser le mode d'existence - pas la nature : ce serait une
autre illusion. Nous ne pouvons pas dépasser la nature, sortir de la nature.
Mais avec les possibilités, les capacités, les énergies de notre nature
créée, nous sommes appelés à réaliser le mode d'existence du non créé.
L'amour est un don de Dieu fait à notre nature. Saint Maxime le confesseur
perle d'une force d'amour qui est dans notre nature. C'est une capacité de
notre nature mais elle ne suffit pas pour entre dans la vie qui peut vaincre le
mort. Appartenir à Église, ce n'est pas pour améliorer notre caractère ou
vivre des sentiments plus élevés. Nous appartenons à Église perce que nous
voulons constater que, à travers la mort, on peut vaincre la mort. Si on
cherche cela, il faut dépasser le niveau naturel de l'amour pour arriver à
réaliser l'amour selon le mode d'existence du Dieu trinitaire.
Pour autant, Église, à travers l'expérience ecclésiale, ne méprise pas ce
qui est naturel, au contraire. L'amour naturel comme force de notre nature,
comme le définit Saint Maxime le confesseur, est très positif : c'est le noyau
autour duquel notre personnalité se constitue, cet élan dynamique vers
l'autre, cet élan de la référence vers l'autre. C'est l'axe qui constitue
notre hypostase individuelle, personnelle. On ne saurait donc pas mépriser
cela. On ne peut mépriser toutes les conséquences physiques de cette
puissance. On ne méprise pas 'éros, toutes ces expressions de l'amour naturel,
mais en même temps, il ne faut pas confondre ces deux niveaux. Il ne faut pas
confondre ce qui est naturel avec le mode d'existence qui nous libère du
naturel. C'est un exercice très difficile. Et je crois qu'il faut considérer
en priorité l'illusion que nous avons très souvent de vivre au niveau du mode
d'existence ecclésiale alors que nous sommes encore dans le cadre du naturel,
et que nous remplaçons la nature par des illusions ou des convictions
intellectuelles.
Le sacrement du mariage,
manifestation de l'amour ecclésial
Le sacrement du mariage, tel que nous le pratiquons aujourd'hui, est un exemple
très caractéristique qui montre comment nous avons la tendance naturelle à
soumettre le mode d'existence ecclésiale eux exigences du naturel. Dans
beaucoup de sociétés dites orthodoxes, ou d'origine orthodoxe, ou à travers
des expériences historiques orthodoxes, on pratique aujourd'hui le mariage
comme un sacrement qui n'a rien de différent de ce qu'on fait à la mairie. On
considère le sacrement du mariage comme une justification, une normalisation de
la relation sexuelle : selon la loi de Église, il faut passer par le sacrement
pour que la relation sexuelle soit acceptée dans le cadre de la vie
ecclésiale. Je crois que cela, c'est la trahison la plus extrême de la
réalité du sacrement.
Ce que nous apprenons dans l'expérience du sacrement, c'est la réalisation et
la manifestation de Église, de ses modes d'existence qui dépassent le temps,
l'espace, la corruption et la mort. Chaque sacrement n'est pas un événement
individuel, on ne vit pas le sacrement comme la justification d'un individu ni
comme la bénédiction d'un couple. Le sacrement est un fait ecclésial qui
réalise et manifeste le mode d'existence de Église De ce point de vue, le
Mariage est un sacrement, tout à fait comme le sacrement de l'Eucharistie ou le
Baptême. Le fait qu'aujourd'hui nous le comprenions comme un acte de
reconnaissance juridique des relations sexuelles montre une certaine perversion
de la conception de l'amour que nous avons aujourd'hui. Nous faisons cette
confusion entre l'amour naturel et l'amour comme mode d'existence trinitaire qui
nous libère de la corruption et de la mort.
Bien sûr, nous avons l'incarnation, nous avons la présence historique du
Christ et le témoignage de tous ces membres de Église, des Saints, des pères
de Église, qui ont constaté dans leur vie cette présence divino-humaine du
Christ, cette réalité de l'unité entre le créé et l'incréé dans la
réalité ecclésiale. Si je mets l'accent sur cette distinction entre le créé
et l'incréé, c'est perce que j'ai l'impression qu'aujourd'hui, dans notre
expérience de tous les jours, nous confondons. Nous croyons que nous sommes
arrivés à tout comprendre : nous parlons trop de l'incréé. Et nous en
arrivons finalement à épuiser notre vie personnelle sur le plan des
satisfactions psychologiques. Nous perlons avec une facilité qui,
personnellement, me fait peur, de la sanctification, de la déification, de la
spiritualité, de la transfiguration... Voilà pourquoi il est tellement
importent de distinguer le réel du psychologique.
[source : Supplément SOP n° 213]