La prière continuelle dans le cas du pèlerin s'adapte admirablement à l'exercice paisible de la marche. Celle-ci permet d'occuper le corps, de canaliser ses exigences. Il convient de se garder d'un effort trop violent, qui ferait obstacle à la concentration des énergies, comme d'une immobilité excessive, qui pourrait incliner à la torpeur. En outre, une progression pédestre prolongée - le pèlerin franchit d'immenses espaces lorsqu'il se rend, par exemple, à Irkoutsk au coeur de la Sibérie - offre une sorte d'analogie avec l'écoulement intérieur du flux de la vie. Paradoxalement, c'est dans la succession infiniment variée des paysages, dans la multitude des visages rencontrés, que le moi centré sur la prière, au lieu de s'éparpiller, forge son unité. Car l'élévation spirituelle maintient l'homme à distance du monde, lui permet alors de l'accueillir avec un esprit pacifié, sans se laisser traverser ou dévorer par lui. Illustrons ce propos par des exemples concrets, proches de nous. Celui qui maintient son esprit en prière, alors que dans un sentiment d'énervement extrême il attend un autobus pris dans un embouteillage, ou qu'au cours d'une altercation il sent la colère prête à éclater en lui, et réussit à rendre présent le nom de Jésus dans un état de tension ou entre son adversaire et lui, celui-là ne s'évade nullement du monde, mais il l'aborde selon des lois qui ne sont pas les siennes ("Vous n'êtes pas de ce monde", nous dit saint Jean). il y introduit un nouveau mode d'être, celui auquel s'abandonne, en toute confiance, notre pèlerin).
Le lecteur des Récits est donc invité à tenir compagnie au pèlerin sur ses voies terrestres comme sur les voies de son évolution intérieure. L'appel de la route répond à un appel du Seigneur. On conçoit dès lors que la grâce puisse lui être donnée, chose très rare dans la littérature mystique, d'être ravi en extase sans cesser d'être en mouvement. Le phénomène d'extase évoque, généralement, un corps dans une totale immobilité, l'esprit pouvant être ravi au troisième ciel, comme le dît saint Paul. Dans le cas du pèlerin l'esprit, sans que le corps cesse de se mouvoir, peut être ravi dans la contemplation des êtres et des choses:
Voilà comment je vais maintenant, disant sans cesse la prière de Jésus, qui m'est plus chère et plus douce que tout au monde. Parfois, je fais plus de soixante-dix verstes en un jour et je ne sens pas que je vais; je sens seulement que je dis la prière. Quand un froid violent me saisit, je récite la prière avec plus d'attention et bientôt je suis tout réchauffé. Si la faim devient trop forte, j'invoque plus souvent le nom de Jésus-Christ et je ne me rappelle plus avoir eu faim. Si je me sens maladie et que mon dos ou mes jambes me fassent mal, je me concentre dans la prière et je ne sens plus la douleur. Lorsque quelqu'un m'offense, je ne pense qu'à la bienfaisante prière de Jésus; aussitôt, colère ou peine disparaissent et j'oublie tout. Mon esprit est devenu tout simple. Je n'ai souci de rien, rien ne m'occupe, rien de ce qui est extérieur ne me retient... Dieu sait ce qui se fait en moi (Récits d'un pèlerin russe, Paris, Seuil, 1948, p. 34-35.)
Ce texte remarquable mériterait une exégèse précise. Le pèlerin dont l'esprit est devenu "tout simple", c'est-à-dire a réalisé son unité en se transcendant sur un plan supérieur, n'ignore pas qu'il n'est toutefois pas encore parvenu à la prière vraiment perpétuelle, mais il a compris la parole de l'Apôtre: "Priez sans cesse". Par ailleurs, cet extrait souligne nettement les transformations psychosomatiques opérées par la prière, dont le processus est en général beaucoup plus pénible que ne le donne à penser cette tonalité d'allégresse et de légèreté. Dans un registre spirituel de même nature, une prière liturgique d'action de grâces envers le Seigneur, Dieu incarné sur terre qui donne sa chair et son sang en nourriture, met pareillement l'accent sur les effets psychosomatiques de la prière:
"Toi qui es un feu consumant les indignes, ne me brûle pas, ô mon Créateur, mais pénètre dans tous mes membres, dans toutes mes articulations, dans mes reins et dans mon coeur... Consume les épines de toutes mes fautes, purifie mon âme, sanctifie mes pensées..."( Prière d'action de grâce après la Sainte Communion de Siméon Métaphraste.)
En prolongeant cette réflexion, on serait amené à voir comment en définitive l'évocation du nom de Jésus peut devenir une sorte d'eucharistie spirituelle, qui certes ne remplace nullement l'eucharistie sacramentelle de l'Eglise, mais est susceptible d'y suppléer à tels moments de notre existence: "Dans cette Cène purement spirituelle, le nom du Sauveur peut prendre la place du pain et du vin du sacrement... Dans cette offrande intérieure et invisible, nous présentons au Père, en prononçant le nom de Jésus, un Agneau immolé, une vie donnée, un corps brisé, un sang répandu (Un moine de l'Eglise d'Orient, Sur l'usage de la prière de Jésus, coll. Irénikon, Chevetogne, 1952, P.11) . C'est la communion intense du pèlerin au Nom et à la personne de Jésus, qui entraîne les transformations de son corps et de son esprit, prémices d'un monde autre, en voie de divinisation.
Le véritable élément où évolue le pèlerin, comme un poisson dans l'eau, c'est la nature. Une des constante de l'âme russe est cette profonde intimité avec la nature, que l'on ressent à la lecture des oeuvres de Tolstoï, de Tchekhov, ou à la vision des films de Tarkovsky. Différents regards peuvent se poser sur la nature: celui, analytique, du naturaliste; celui du romantique avide de trouver en elle un refuge, une consolation, peut-être une sagesse; celui de l'homme moderne saturé de bruits en milieu citadin et en quête de dépaysement; on peut poser sur elle un regard purement esthétique (comme sur les icônes, d'ailleurs, sans s'ouvrir à leur message spirituel). Devant le regard émerveillé du pèlerin, la nature déploie le mystère de sa beauté vivante, et fait jaillir une action de grâces:
"Quand je priais au fond du coeur, tout ce qui m'entourait m'apparaissait sous un aspect ravissant: 1les arbres, les herbes, les oiseaux, la terre, l'air, la lumière, tous semblaient me dire qu'ils existent pour l'homme, qu'ils témoignent de l'amour de Dieu pour l'homme; tout priait, tout chantait gloire à Dieu! Je comprenais ainsi ce que la Philocalie appelle "la connaissance du langage de la création", et je voyais comment il est possible de converser avec les créatures de Dieu" (Récits d'un pèlerin russe, Paris, Seuil, 1948, p. 48.)
A la parole de saint Paul: "Priez sans cesse", on a envie, après lecture de ces lignes, d'ajouter le verset suivant, qui en est le prolongement: "Rendez grâce pour tout", que l'on pourrait traduire également par: "Faites eucharistie en toutes choses" (1 Thes. 5,18). Etymologiquement, "Philocalie" signifie: amour de la beauté. Toute prière, toute liturgie introduit les fidèles dans l'émerveillement devant la splendeur du divin. Celui qui est capable de percevoir la beauté du monde, vit d'une manière ou d'une autre en communion avec Dieu, unique source de toute beauté dans sa création. Pour Dostoievsky, la vision de la beauté est la saisie intuitive de la présence de l'Esprit Saint, "partout présent et remplissant tout" selon les paroles de la prière liturgique.
L'attitude orante du pèlerin lui permet de contempler avec les yeux de la foi la nature en voie de transfiguration, selon un processus de dessillement des yeux aveuglés par le péché que connurent les apôtres sur le Mont Thabor. Elle lui permet de comprendre le sens de la création jaillie du débordement de l'amour divin, source de toute sagesse. Pareille attitude se retrouve chez l'errant Makar, dans L 'Adolescent de Dostoievsky, chez saint François d'Assise, dans son Cantique des créatures, ou dans un texte admirable, une prière d'action de grâces: "Gloire à Dieu pour tout", jaillie dans l'esprit d'un évêque russe qui, en pleine terreur de l'ère stalinienne, était malgré tout capable de discerner l'action du divin à travers les manifestations de la vie cosmique:
"Seigneur, comme il fait bon vivre en ta demeure: vent odoriférant, montagnes dressées vers le ciel, miroirs infinis des eaux où se reflètent l'or des rayons et la grâce aérienne des nuages. La nature entière murmure en secret, toute comblée de tendresse, et les oiseaux, et les animaux, portent le sceau de ton amour. Bénie soit la terre-mère, dont la beauté éphémère éveille la nostalgie de la patrie éternelle où, dans la splendeur incorruptible, retentit: Alléluia ! (Michel Evdokimov, La prière des chrétiens de Russie, Tours, ès. CLADE, 1988, p.77.)
C'est au coeur d'une période d'immobilité, les cinq mois passés dans la cabane d'un forestier, que le pèlerin va passer par l'expérience décisive de l'unification de son être:
"Je remarquai que les effets de la prière du coeur apparaissent sous trois formes: dans l'esprit dans les sens et dans l'intelligence. Dans l'esprit, par exemple, la douceur de l'amour de Dieu la pureté des pensées, la splendeur de l'idée de Dieu; dans les sens, l'agréable chaleur du coeur... l'insensibilité aux maladies ou aux peines; dans l'intelligence, l'illumination de la raison, la connaissance du langage de la création... la certitude de la proximité de Dieu et de son amour pour nous" (Récits d'un pèlerin russe, Paris, Seuil, 1948, p. 58.)
Le corps entier dans le sens biblique, chair, âme et esprit, participe à la vie divine. Comme une flamme ardente, la prière en a éveillé, illuminé toutes les composantes, les facultés intellectuelles, physiques, sensibles, affectives. Depuis l'incarnation de Dieu dans la chair des hommes, c'est la totalité du composé humain, hormis la tendance peccamineuse, qui a été visitée par Dieu, et peut par conséquent remplir sa vocation de transfiguration, de retour à l'état adamique. Le pèlerin réalise dans la totalité de son être une idée chère aux slavophiles, qui reprochaient à la philosophie scolastique d'avoir détruit l'unité de l'être humain en introduisant le fâcheux dualisme, platonicien à l'origine, de l'âme et du corps, de l'esprit et de la chair, dans une étrange méconnaissance de la portée salvatrice de l'incarnation. Car l'esprit peut être alourdi par la chair, carnalisé, et la chair peut être spiritualisée, rendue transparente, comme le montrent les corps allégés de toute pesanteur sur les icônes.
Arrive le jour où le pèlerin doit abandonner sa cabane silencieuse: "Ayant remercié le garde-forestier et récité une prière, je baisai ce coin de terre où le Seigneur avait bien voulu me manifester sa bonté"(Ibid). Le baiser à la terre est associé à une perception mystique de la terre nourricière. Celle-ci recueille un élan de reconnaissance spontané de la part de l'homme qui a vécu sur elle, ou peut-être à travers elle, un moment de révélation décisive. Elle peut également réclamer le repentir de celui qui l'a souillée en versant le sang dans Crime et châtiment, Sonia pousse Raskoinikov à embrasser la terre après le meurtre accompli par lui de l'usurière), ou de celui qui convoite de se l'approprier en imposteur (Maria la Boiteuse chasse Stavroguine, dans Les démons). Le destin de tout homme s'inscrit dans la vaste matrice tellurique qui l'a vu naître, l'abrite et le nourrit. On peut noter chez les Russes en général un lien très fort avec l'alma mater.
L'immense étendue du pays n'a en rien affaibli ou dilué le sentiment d'appartenance, ou même de filiation à cette terre maternelle. La patrie, en russe rodina, vient du verbe engendrer. Ce sentiment de filiation reste actuellement le seul capable de maintenir une certaine cohésion (ou tout au moins de galvaniser les énergies, comme ce fut le cas au coeur de la deuxième guerre mondiale, dans la lutte antinazie) d'une nation soviétique post-révolutionnaire qui voit s'effondrer ses valeurs et slogans idéologiques.
Il est intéressant, par ailleurs, de voir le pape Jean-Paul Il renouer avec ce geste symbolique du baiser à la terre, aux multiples significations, peut-être pas toujours bien saisies par les foules. S'incliner devant la terre nourricière d'un peuple que l'on se propose de rencontrer, c'est le reconnaître dans sa dimension de communauté charnelle. Plus extensivement encore, baiser une terre commune à tous les hommes, c'est être capable de les admettre tous comme frères, de partager un destin où tous peuvent se reconnaître. A l'époque de l'exploration du cosmos, l'appartenance à la terre n'est-elle pas un lien, par-delà les clivages politiques, idéologiques ou religieux, capable d'unir la communauté humaine?
"Je parcourus bien des pays avant d'entrer dans Irkoutsk. La prière spontanée du coeur. ma consolation tout le long de la route... Si je travaille, la prière agit d'elle-même dans mon coeur et mon travail va plus vite; Si j'écoute ou lis quelque chose avec attention, la prière ne cesse pas, et je sens au même moment l'un et l'autre comme si j'étais dédoublé ou que dans mon corps se trouvaient deux âmes. Mon Dieu ! Combien l'homme est mystérieux ! (Récits d'un pèlerin russe, Paris, Seuil, 1948, p. 58.)
Ici est évoqué un problème anthropologique grave. Créé à l'image de Dieu, destiné à la rendre ressemblante au divin, l'homme de la chute a choisi de vivre en autonomie par rapport à son Créateur de qui il tenait l'unité et le sens de son être. Banni de la vie éternelle, il voit sa personne évoluer dans la durée, dans le changement, voire dans le morcellement d'états psychiques dont il n'est pas toujours le maître. La psychanalyse se hasarde dans les abîmes de l'inconscient, royaume ténébreux où règne la contradiction, et qui furent déjà explorés par les spirituels. Saint Paul ne disait-il pas: "Je ne fais pas le bien que je veux, mais le mal que je ne veux pas, voilà ce que je pratique. Si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui l'accomplis, mais le péché en moi" (Rom. 7,19-20). A l'ère du soupçon" se pose le problème de l'authenticité du langage, chargé d'un réseau de signification plus ou moins conscientes où se projette une personnalité émiettée. Dans certains cas graves, pour lesquels les soins cliniques sont réduits à l'impuissance, on franchit la frontière qui sépare la pathologique du démoniaque. Le mot double recèle la racine diable. "Quel est ton nom, demande le Seigneur?" Et la voix répond: "mon nom est légion" (Luc 8,30), c'est-à-dire je suis le multiple, celui qui divise, dresse l'un contre l'autre. Cette expérience bouleversante des saints (saint Antoine, le curé d'Ars...) est reprise, dans le domaine de la fiction romanesque, par Dostoievsky (Ivan Karamazov) ou Bernanos (l'abbé Donissan). Telle est la condition de l'homme pécheur, partagé entre le bien et le mal, le oui ou le non à Dieu, la cité terrestre et la cité céleste. Dans cette dernière seulement prendra fin le dédoublement, salaire du péché. En récitant pendant le Carême la prière de saint Ephrem, nous demandons à Dieu de nous donner un "esprit d'intégrité", c'est-à-dire de nous permettre d'unifier notre être, de rassembler dans la pureté les agrégats de notre vie psychique qui nous tirent à hue et à dia. Tout le sens de la prière "Priez sans cesse" consiste à faire barrage à l'oeuvre de fragmentation du moi intérieur, et même à dépasser l'effort conscient de la prière, toujours sujet à relâchement, soumis à l'humeur du moment, vers un état supérieur où elle s'élève d'elle-même, spontanément. Selon le mot de saint Isaac: "Quand l'Esprit a fait sa demeure dans un homme, celui-ci ne cesse plus de prier car l'Esprit prie constamment en lui". Dans le texte ci-dessus, le pèlerin semble avoir accédé à la forme de prière perpétuelle qui, cessant d'être action, devient état d'âme: "La prière spontanée du coeur a été ma consolation..." (Ibid, Sur les bienfaits mais aussi les dangers de la prière perpétuelle, voir Pèlerins russes et vagabonds mystiques de Michel Evdokimov, Paris, Cerf, 1987, p. 145-181,) . Il est évident que le dédoublement du corps auquel le pèlerin fait allusion n'est nullement le signe d'une psyché perturbée, encore moins d'origine démoniaque, mais reste inhérent à la condition du pécheur qui n'a pas encore atteint l'état de la sainteté parfaite.
Avant de prendre congé du pèlerin, un dernier trait le concernant: l'homme est un fils fidèle de l'Eglise. L'activité de prière qui emplit sa vie, loin de l'en détacher, lui fait sentir la nécessité de participer à la vie sacramentelle, épreuve de feu et signe qu'il ne s'égare point sur des voies mensongères. N'est-ce point d'ailleurs dans une église qu'il a senti sourdre en lui sa vocation de "prier sans cesse"? Cet attachement ecclésial est davantage marqué dans les Trois récits inédits, dont la visée est plus didactique, que dans les premiers Récits où toutefois le pèlerin ne prend pas la route sans avoir reçu les enseignements et la bénédiction de son starets. Nous le suivons à Kiev où il va se confesser à un prêtre qui l'admoneste avec une extrême fermeté sur l'importance de ta pénitence dans la vie chrétienne (Le pèlerin russe, trois récits inédits, Abbaye de Bellefontaine, 1973, p. 20-25.) . Au reste, quelle valeur attribuer à la prière, serait-elle perpétuelle, qui ne s'accompagnerait pas d'un effort de repentir, d'humilité, et ne recevrait pas le gage du pardon sacramentellement donné? Le pèlerin montre l'exemple, et parvient à persuader un déserteur brigand de la nécessité de pacifier son âme, de l'accompagner au monastère de Potchaev où, surmontant ses angoisses, il va se confesser et communier, autrement dit il réintègre la communauté des pécheurs qui implorent la miséricorde de Dieu.
Depuis un quart de siècle, de nombreux groupes charismatiques ont pris naissance dans les Eglises d'Occident. Ce mouvement de renouveau touche beaucoup moins les Eglises orthodoxes, pour diverses raisons. L'attachement des "charismatiques" (tout croyant qui prie est du reste un "charismatique") à l'Eglise, aux sacrements qu'elle dispense, voilà la pierre de touche qui écarte les pièges de l'illusion et authentifie leur engagement comme disciples du Christ. A travers ce lien d'appartenance à l'Eglise, l'expérience du pèlerin russe peut être généralisée, mise à la portée de tout chrétien désireux de mettre en pratique la parole de saint Paul aux Thessaloniciens: "Priez sans cesse".