LA TRIPLE VOIE (3)

LA PRIERE

CHAPITRE II

DE LA PRIÈRE QUI DEPLORE LA MISÈRE, IMPLORE LA MISERICORDE ET SE VOUE A L'ADORATION

1. Après que nous avons dit comment on parvient à la vraie Sagesse en lisant et méditant, il vient à dire comment on y parvient en priant. Sachons d'abord que la prière comporte trois parties qui sont des pas ou degrés : le premier est l'aveu de la misère; le deuxième, l'imploration de la pitié; le troisième, l'offrande de l'adoration. Nous ne pouvons offrir à Dieu le culte de notre ado-ration, que nous n'en ayons de lui obtenu la grâce; nous ne pouvons incliner la miséricorde de Dieu à nous donner cette grâce, qu'en exposant notre indigence et déplorant notre misère. Toute prière parfaite doit ainsi inclure ces trois parties; l'une sans les autres ne saurait suffire ni atteindre le but : les trois y sont conjointement requises.

Premier pas.

§ 1 - DU TRIPLE AVEU DE SA MISERE.

II. - De quelque misère qu'il s'agisse, la confession en doit porter sur la commission de la faute, l'amission de la grâce, la rémission de la gloire; d'où naîtront la douleur, la honte et la crainte la douleur, à cause du dommage; la honte, à cause de l'opprobre; la crainte, à cause du danger. 1. La douleur naît de la MEMOIRE du passé, quand l'âme se recorde ce qu'elle a omis : la justice prescrite; ce qu'elle a commis : les actes défendus; ce qu'elle a perdu : la vie de la grâce. 2. La honte naît de la PENSEE du présent, quand l'âme regarde où elle est : aussi loin en bas qu'elle fut proche du sommet; quelle elle est : souillée de fange elle qui fut parfaite image; ce qu'elle est : esclave elle qui fut libre. 3. La crainte naît de la PREVISION de l'avenir, quand l'âme présume : où elle tend, car ses pas se hâtent vers l'enfer; ce qu'elle attend : le jugement inévitable, juste cependant; ce qui l'attend : la solde d'une mort éternelle.

Deuxième pas.

§ 2. - D'UNE TRIPLE IMPLORATION DE LA PITIE.

III. - De quelque grâce qu'il s'agisse, la postulation doit être présentée : 1. avec l'insistance du désir que nous tenons de l'Esprit Saint il prie en nous par des gémisse-ments inénarrables : 2. avec l'assurance de l'espoir que nous tenons du Christ, mort pour nous tous; 3. avec le soin diligent d'implorer l'assistance de tous les justes et de tous les saints. 1. Le DESIR est formé en nous par l'Esprit Saint, car de lui nous sommes éternellement prédestinés par le Père en son Fils, spirituellement régénérés dans le bap-tême, unanimement agrégés à l'Eglise. 2. L'Espoir est affermi en nous par le Christ qui pour nous ici-bas s'est livré à la mort sur la Croix, au ciel se présente devant Dieu dans la gloire, au Sacrement est offert par la Sainte Mère Église. 3. L'ASSISTANCE de l'assemblée des saints nous est assurée par les anges gardiens qui veillent sur nous, par les saints du ciel qui prient pour nous, par les justes de la terre qui méritent avec nous. Quand à la prière ces trois appoints concourent, alors efficacement est implorée la miséricorde.

Troisième Pas

§ 3. - Du TRIPLE HOMMAGE D'ADORATION

IV. - A quelque titre qu'on doive honorer Dieu, l'hommage de l'adoration s'exprime par trois actes : Dans son désir de trouver grâce, notre coeur doit : 1. s'incliner en révérence et adoration de Dieu; 2. se dila-ter en gratitude et bienveillance; 3. s'exalter en la com-plaisance, pour entrer dans le colloque de l'Époux avec l'Épouse, selon que l'enseigne l'Esprit Saint au Cantique que si ce colloque est droitement ordonné, il s'épanouit dans une merveilleuse exultation et jubilation, au point que l'âme est jetée hors d'elle-même et s'écrie : " Il nous est bon d'être ici" (Math., 17, 4). La prière alors doit trouver là son terme; mais elle ne doit pas se désister plus tôt, c'est-à-dire avant qu'elle n'ait pénétré dans le secret du Tabernacle admirable, jusqu'à la Maison de Dieu, où résonne la voix joyeuse du Convive (Ps., 41, 5). V. - 1. Pour t'incliner à révérence, admire l'immensité divine et vois ta propre petitesse; 2. pour te dilater à bienveillance, rends-toi attentif à la bénignité divine et vois ta propre indignité; 3. pour t'exalter à complaisance, pense et repense à la charité divine et vois ta propre tiédeur; tant que par cette comparaison tu parviennes à sortir de toi.

MOTIFS ET ACTES DE LA RÉVENCENCE

VI. 1. LA révérence que nous témoignons à Dieu, nous la lui devons à trois titres : a. comme au Père par qui nous somme, formés, reformés, éduqués; b. comme au Seigneur par qui nous sommes : arrachés à la gueule de l'ennemi, rachetés de la prison d'enfer, embauchés pour la vigne du Maître. 2. comme au Juge devant lequel nous sommes accusés, convaincus, confessés : le cri de notre conscience nous accuse, l'évidence de notre vie nous convainc, le regard de la divine Sagesse nous contraint aux aveux; aussi la sentence est-elle de droit contre nous proférée; et notre révérence envers Dieu doit-elle être d'abord très profonde, ensuite plus profonde, enfin sans fond; d'abord comme une inclination, ensuite comme une génuflexion, enfin comme une prostration. Ainsi, par la première, nous nous soumettons à Lui, par la deuxième, nous nous démettons de nous-mêmes, par la troisième, nous nous remettons nous-mêmes à Lui, Par la première, nous nous réputons déjà très petits; par la deuxième, encore amoindris; par la troisième enfin, anéantis.

MOTIFS ET ACTES DE LA BIENVEILLANCE.

VII. - 2. LA BIENVEILLANCE que nous exerçons envers Dieu, nous devons semblablement la manifester par un triple mouvement car elle doit être d'abord très grande, encore plus grande, enfin sans mesure : très grande, considérée notre indignité; plus grande encore, considérée l'ampleur de sa grâce; sans mesure enfin, considérée l'immensité de sa miséricorde; ou bien : très grande déjà à cause des dons à nous commis; plus grande encore, à cause des maux à nous remis; sans mesure enfin, à cause des biens à nous promis; ou encore très grande, à raison de l'intégrité de la nature : plus grande encore, à raison du surcroît de la grâce; immense enfin, à raison du don de la surabondance. Au premier temps, le coeur se dilate et s'étend; au deuxième, il s'ouvre et se distend; au troi-sième, il se répand, selon la parole de Jérémie (Lament., 2,19) : " Répands comme de l'eau ton coeur. "

MOTIFS ET ACTES DE LA COMPLAISANCE.

VIII. 3. LA COMPLAISANCE que nous plaçons en Dieu, nous nous y élevons par un triple élan nos sentiments doivent s'accorder aux sentiments de Dieu de telle sorte : d'abord qu'à chacun plaise que Dieu seul se complaise en lui; ensuite qu'à chacun plaise qu'il ne se plaise qu'en Dieu seul; enfin, qu'à chacun plaise que les autres commu-niquent à cette complaisance. Le premier est déjà grand, le deuxième plus grand encore, le troisième enfin très grand. Au premier temps, l'amour est gratuit; on aime en Dieu qu'il est DIEU. Au deuxième temps, l'amour est dû: on aime Dieu parce qu'il est DIEU. Au troisième, l'amour est à la fois gratuit et dû (l'amour se multiplie par l'amour et s'exalte) : le premier Amour crucifie le monde à l'homme; le deuxième crucifie l'homme au monde; le troisième crucifie l'homme pour le monde, en sorte qu'il souhaite de mourir pour tous, afin que tous plaisent à Dieu et se complaisent en Dieu. (Galat, 6, 14).

CONCLUSION.

ICI EST LE DEGRE TERMINAL de la parfaite charité; nul ne doit, avant de l'avoir touché, s'estimer parfait. Or est atteinte cette perfection quand Dieu trouve le coeur non seulement décidé, mais avide de mourir pour le salut de ses frères ; selon ce que Paul disait : " Pour moi, plus que volontiers, je dépenserai [tout] et me surdépenserai (moi-même] pour vos âmes " (2 Cor., 12,15). A cette parfaite dilection du prochain, nous ne parviendrons néanmoins qu'après avoir atteint la parfaite charité envers Dieu, pour l'amour de qui nous aimons le prochain; car le prochain n'est aimable qu'en Dieu, ou à cause de Dieu.

§ 4. - DE SIX ETAPES DE L'AMOUR DE DIEU

IX. - (Or comment peut-on savoir qu'on aime Dieu parfaitement?) Voici l'exposé de six étapes que l'âme parcourt l'une après l'autre pour arriver à cette per-fection. 1. Le premier pas est la SUAVITE. L'homme y apprend à goûter combien le Seigneur est suave. Ce qu'il obtient en vaquant à Dieu, en chômant du temporel par de saintes méditations; parce que selon le Psalmiste, " ce qui lui reste de connaissance fait à Dieu fête "; et vous le saurez quand vos méditations sur l'amour de Dieu engendreront cette suavité en votre coeur. (Ps., 33, 9; Ps. 75, 10). 2. Le deuxième pas est l'AVIDITE. Quand l'âme en effet a commencé à s'accoutumer à cette douceur, il en naît en elle une si grande faim que rien ne peut l'assouvir, sinon la possession parfaite de Celui qu'elle aime. Or comme l'atteindre est impossible dans le temps présent parce qu'il est loin, continuellement elle s'élance et sort [de soi] par un amour [extatique] s'exclamant et répétant avec Job (7, 17) : " Mon âme préfère une mort violente, mes os appellent le trépas " , parce que " de même que le cerf soupire après les sources d'eau, ainsi mon âme sou-pire après toi, ô Dieu " (Ps., 41, 17).

X. - 3. Le troisième pas est la SATIETE qui naît de l'avi-dité même. Désirant Dieu avec une véhémence excessive et emportée vers les choses d'en haut, tout ce qui la retient en bas se tourne pour l'âme à dégoût. Comme saturée, elle ne sent point d'attrait pour ce qui n'est pas son Bien-Aimé. De même qu'un estomac rempli prend la nourriture dont on le surcharge à nausée plutôt qu'à profit, ainsi fait l'âme en cette étape à l'égard de tout le terrestre. 4. Le quatrième est l'EBRIETE; elle naît du rassa-siement : on y aime Dieu de tant d'amour, que non seulement on se lasse des consolations, mais qu'on cherche pour consolations les épreuves et qu'on s'y délecte; et pour l'amour de celui qu'on aime, on se réjouit dans les peines, les opprobres et les souffrances, ainsi que l'Apôtre. De même qu'un homme ivre se dévêt sans pudeur et reçoit les coups sans les sentir, ainsi en est-il à cette étape (Prov., 23, 24). XI. - Le cinquième est la SECURITE qui naît de l'ivresse. De ce que l'âme se sent tellement aimer Dieu que pour lui volontiers elle supporterait tout dommage et toute honte, elle bannit toute crainte et conçoit tant d'espoir du secours divin, qu'elle estime que rien ne pourra plus la séparer de Dieu. A cette étape en était l'Apôtre quand il disait " Qui nous séparera de la charité du Christ?... Car j'ai l'assurance que ni la mort ni la vie ni aucune créature ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu en Jésus-Christ Notre-Seigneur " (Joan., 4, 18; Rom., 8, 35). 6. Le sixième est une TRANQUILLITE vraie et pleine qui communique une telle paix et quiétude, que l'âme se trouve en quelque sorte en silence et en sommeil, et comme logée dans une arche de Noé où rien ne peut la troubler. Qui peut en effet troubler une âme que ne point plus la piqûre de la cupidité, que n'excite plus l'aiguillon de la crainte? Dans une telle âme est la PAIX. Ici est le stade dernier et le repos. Ici le vrai Salomon s'accoise parce qu'il a fixé son séjour dans la PAIX (Ps., 75, 3). C'est pourquoi avec beaucoup de convenance ces six étapes sont désignées par les six marches par lesquelles on accédait au trône de Salomon. D'où il est dit aux Cantiques : " Le milieu est une broderie, oeuvre d'amour " , parce qu'il est impossible de parvenir à cette tranquillité sinon par la chanté. Mais celle-ci acquise, il est très facile à l'homme d'accomplir tout ce qui est de la perfection, soit agir, soit pâtir, soit vivre, soit mou-rir (Cant.,3 10; III Reg., 10, 18). Que tous nos soins donc soient de profiter dans la charité, puisque sa croissance implique la perfection de tous les biens, que daigne nous accorder CELUI qui vit et règne au siècle des siècles. Amen.

§ 5. - RECAPITULATION DES DEUX PREMIERES PARTIES

XII. - POUR AVOIR sous la main les définitions précé-dentes, notez : Celui qui veut avancer dans cette voie de perfection doit : 1. par la MÉDITATION se servir de l'aiguillon de sa conscience, le réveiller, l'aiguiser, le redresser; de la lumière de sa raison, l'étendant, la dila-tant, la retournant sur soi; de l'étincelle du vrai savoir, l'accueillant, l'embrasant, la surélevant. 2. Par la PRIERE : d'abord déplorer sa misère avec douleur, à cause du dommage; avec honte, à cause de l'opprobre; avec crainte, à cause du risque; ensuite implorer la miséricorde : avec un désir véhément par l'Esprit Saint, avec une ferme espérance par Jésus Crucifié, avec l'assistance et le suffrage des saints; enfin adorer Dieu, lui rendant respect, bienveillance et complaisance. De la part de Dieu nous préviennent ses admirables perfections, et c'est la majeure; de notre part suit leur considération; et c'est la mineure; ainsi se présente l'adoration comme conclusion.

CONCLUSION

Qui s'exercera ainsi avec ferveur et constance, il avancera dans la charité par les six étapes énumérées; il parviendra à la perfection de la tranquillité où se trouve une multiple paix, et comme la fin du repos légué par le Seigneur aux Apôtres (Joan., 14, 27). D'où il faut noter que saint Paul, en chaque salutation, souhaite la grâce et la paix, la grâce comme achèvement de la paix. En écrivant à Timothée; il interpose entre la paix et la grâce la miséricorde, qui est de l'une et l'autre le principe.

La triple voie : 4ème partie