LE PÈLERIN RUSSE ET LA PRIÈRE DE JÉSUS (1)

 

Dans la Russie d'hier et même d'aujourd'hui on peut rencontrer une gamme variée de "vagabonds mystiques", appartenant à toutes les couches sociales. Conteurs et pèlerins mendiants trouvent dans leurs errances un mode de vie correspondant à leurs goûts, parfois une source de revenus; fols en Christ se livrent à des excentricités afin de subvertir les lois de ce monde; tels philosophes rythment dans leur marche le déroulement de leur pensée; une foule d'hommes reçoivent l'appel de la route pour accomplir une quête expiatoire, s'adonner à la prière, étancher leur soif de beauté devant les spectacles du monde, quand ce n'est pas pour éveiller les esprits à la venue de la fin de ce monde, comme ce riche aristocrate russe volontairement dépouillé de tout, parti afin d'expier après la révolution "pour ceux qui traitent Dieu de fou". (pour de plus amples développements concernant ce "type" spirituel et littéraire, consulter: Michel Evdokimov, Pèlerins russes et " vagabonds mystiques, Paris, Cerf, 1987.)

À cette déambulation permanente, les historiens ont tenté d'apporter des raisons d'ordre sociologique, ou géographique. Ainsi les habitants de cet immense pays subiraient l'attrait de la puissance de la terre, un peu comme les Bretons l'attrait de la puissance de la mer. On pourrait y ajouter la rareté de l'esprit bourgeois chez les Russes, non dans le sens positif du terme (l'esprit industrieux et organisateur de la bourgeoisie fit cruellement défaut à la Russie dans l'époque qui précéda la révolution), mais de l'esprit bourgeois en tant que catégorie spirituelle négative. Les pèlerins sont détachés des biens de ce monde, ils refusent de s'y installer confortablement et de risquer d'y perdre leur âme. Ils ne cessent de garder leurs distances d'une société satisfaite d'elle-même, et évoluent en marge des nantis, ou de ceux qui mènent une vie normale.

Mais qui pourrait dire à quelle aune se prend la mesure de la normalité? Les déséquilibres psychiques, voire les comportements névrotiques, dont les causes sont précisément d'ordre métaphysique, se multiplient étrangement à notre époque, où tant d'hommes ont cru un peu vite que l'on pouvait évacuer Dieu, et faire impunément l'économie de sa présence. Pour un spirituel contemporain, cette pléthore des maladies de l'âme ne serait pas due à la répression des instincts, dans le sens où l'entend la psychologie - et de l'instinct sexuel en particulier comme le supposaient naïvement Reich ou Marcuse - , mais à la répression du seul instinct spirituel, à l'inhibition imposée de tout élan religieux. Or l'homme ne vivra pas de pain seulement, mais de la parole qui sort de la bouche de Dieu. En nous écartant des sentiers battus du conformisme intellectuel et social, le pèlerin nous remet sur le droit chemin, dans la quête de l'unique nécessaire.

Cette quête du Royaume, à laquelle convie le Christ, permet de maintenir ses distances à l'égard du monde (le monde étant ici compris dans le sens johannique du terme). N'y a-t-il pas là résurgence d'une attitude chrétienne fondamentale remontant à la plus haute antiquité, comme le montre l'Épître à Diognète:

Ils (les chrétiens) habitent leur propre patrie comme des voyageurs... Ils vivent sur la terre, mais ils sont les citoyens du ciel ... Ils sont mendiants et ils en enrichissent plusieurs..."

L'impatience des fins dernières, où éclatait la Bonne Nouvelle dans sa joyeuse nouveauté, s'est graduellement estompée au fil des siècles. Elle se fait bien rare en cette époque moderne, si fière de ses réalisations technologiques, si obsédée par un souci d'efficacité ou une volonté d'activisme. Le vagabond mystique nous rappelle que la vocation du chrétien doit s'épanouir dans le monde, se réjouir de ses réussites, sans toutefois s'asservir à ses lois. L'appel du Seigneur: "Veillez et priez", devient, dans la bouche du pèlerin en constant état d'oraison sur la route menant vers l'infini de l'horizon: "Marchez et priez". Nous le suivrons dans quelques-unes des étapes majeures de son cheminement.

Le départ du pèlerin

Les milieux chrétiens d'Occident sont déjà familiarisés avec les "Récits d'un pèlerin russe", qui ont connu de nombreuses rééditions. On sait que le héros, jeune encore - il a trente ans, l'âge du Christ! - , ayant perdu femme, maison, emploi, entre un dimanche à l'église pour y entendre cette parole de saint Paul, qui pénètre jusqu'aux fibres les plus secrètes de son être: "Priez sans cesse" (1 Thes. 5,17 ). Muni de ce viatique, il part sur les routes pour chercher l'homme capable de lui en expliquer le sens, et de lui en enseigner l'usage. Le sens de ce départ alors s'éclaire. Il est d'abord prétexte à l'évocation d'une Russie, essentiellement campagnarde, où au gré des rencontres on échange des expériences d'oraison. Il est ensuite image de la condition pérégrinante de l'homme ici-bas depuis la chute, assumée par le Christ qui n'avait pas de lieu où reposer la tête. Il renvoie, enfin, à ce même Christ qui a dit de lui-même: "Je suis le chemin". Prendre la route, n'est-ce pas déjà entrer en communion spirituelle avec celui qui nous y attend?

Notre pèlerin finit par trouver un "starets" qui lui transmet les premiers rudiments de la prière dite "de Jésus", parce que le Nom de Jésus en constitue le centre de rayonnement, devient porteur de la présence de celui qui est invoqué. Elle est aussi dite "prière du coeur", parce qu'elle descend de l'intellect, qui endure humblement d'être dépossédé de son activité discursive, jusque dans le coeur. Là elle résonne dans les fibres profondes de cet organe central, pris dans son sens physique et spirituel ("Dieu sensible au coeur", disait Pascal), dont on a pu dire qu'il est le lieu hypostatique de la personne. Le starets le soumet d'emblée à une rude ascèse, dont seules les grandes étapes nous sont signalées, fondée sur la répétition sans relâche du Nom. N'y aurait-il pas là une automatisation, choquante pour les non-initiés, de l'acte religieux par excellence qu'est l'imploration du divin? Nullement, dans la mesure où à travers la mise en oeuvre technique de ce mode d'oraison, et sous la conduite d'un maître éclairé, s'affirme la fidélité du croyant envers le Nom: "Qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur terre et sous la terre" (Phil 2,10). L'effort d'invocation du Nom suscite un renoncement à soi au profit du Seigneur: "Ce n'est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi" (Gal. 2,20).

Peu avant de mourir, le starets lui confie un exemplaire de la Philocalie (où la quête de Dieu est perçue comme "l'amour de la beauté"), recueil d'écrits des grands spirituels sur la prière et la garde du coeur, édité en 1782 par Nicodème, moine de l'Athos. Cet ouvrage témoigne d'une connaissance raffinée du coeur humain, d'un savoir approfondi des processus psychiques, et joue auprès du pèlerin, lancé maintenant seul sur les routes, le rôle de véritable guide spirituel indispensable à l'exploration des abîmes de son être intérieur. Tantôt il lit cette Philocalie pour s'affermir et stimuler son âme dans sa lutte avec "les ennemis invisibles" du salut (Le Pèlerin russe, trois récits inédits, Abbaye de Bellefontaine, 1973, p.3.) . Tantôt il s'en sert pour vérifier les sensations de son corps: "sans ce contrôle, j'aurais craint de tomber dans l'illusion, de prendre les actions de la nature pour celles de la grâce" ( Récits d'un pèlerin russe, Paris, Seuil, 1948, p. 37.) . Ce type de pèlerinage scandé par une formule de supplication sans cesse renouvelée n'est pas sans danger, semble dire le pèlerin. Il est indispensable d'avoir un guide, un initiateur dans les mystères. Le terme de paternité spirituelle, serait-elle présente sous forme humaine ou sous forme de livre, trouve là sa signification profonde: elle engendre les âmes à l'Esprit. Le départ sur la route amorce la croissance spirituelle d'un homme nouveau.

Pèlerinage et histoire des hommes

La vie itinérante se déroule en vue de l'édification du pèlerin, car elle lui permet de mettre en pratique l'incitation de l'apôtre à "prier sans cesse", comme en vue de notre propre édification. A travers le regard quelque peu naïf de cet homme simple défilent devant nos yeux des paysages fascinants de la Russie, ainsi qu'une galerie de portraits souvent pittoresques d'hommes et de femmes, dont le rapport avec Dieu, ou son absence, est presque toujours évoqué. Faut-il pour autant avancer que ces récits baignent dans l'intemporalité, et se signalent par un manque de relation à l'histoire, si mouvementée, de la Russie aux alentours de 1860? Nous sommes à la veille de la libération du servage, les groupes nihilistes se radicalisent, bientôt va s'ouvrir l'ère des attentats et poindre la révolution industrielle avec son cortège de misères. De tous ces événements ne parvient jusqu'à nos récits qu'un écho bien assourdi.

Or l'histoire de l'humanité ne se limite pas à l'enjeu des forces politiques, aux antagonismes sociaux, à l'élévation ou à la chute des grands de ce monde. Ce ne serait alors, comme dit Shakespeare, qu'une histoire pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot et ne signifiant rien (Othello). L'histoire purement événementielle des manuels scolaires est sous-tendue par une autre histoire, inspirée par l'Esprit Saint, parvenant à maturation dans le secret des coeurs. Evoquant l'éclosion de la Nativité, saint Paul écrit: "Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils, né d'une femme" (Gal. 4,4). Il n'appartient pas aux hommes d'apprécier le moment d'accomplissement de cette plénitude, mais il leur incombe à tout le moins de la préparer. Bernanos avançait que les journalistes d'il y a deux mille ans furent incapables de répercuter la grande, la seule Bonne Nouvelle capable de révolutionner l'histoire des hommes. Cette histoire éclairée par la Providence est vécue liturgiquement dans l'Église. Elle a une saveur d'éternité, qu'ignore l'histoire profane, accrochée à l'éphémère, dont Église ne se désintéresse nullement, d'ailleurs. Car Église a pour vocation d'intercéder en faveur de cette histoire des hommes, et son propre destin a partie liée avec elle.

C'est par la prière que le pèlerin accède à l'histoire du plan de Dieu qui illumine tout homme vivant dans le monde. Un jour, des brigands le battent cruellement, puis sont arrêtés. Il leur promet un rouble s'ils lui révèlent où ils ont caché sa chère Philocalie. Ayant récupéré son bien, et se rappelant que Dieu nous demande d'aimer nos ennemis, il fait un détour pour leur remettre l'argent et les admoneste doucement: "Priez et faites pénitence; Jésus-Christ est l'ami des hommes. Il ne vous abandonnera pas !"(Récits d'un pèlerin russe, Pans, Seuil, 1948, p. 47.) . La prière ne le coupe pas de la communauté des hommes, bien au contraire elle renforce le lien avec tous les pécheurs. La relation à l'histoire dans nos Récits se situe alors au plan de la maturation de l'Esprit dans le coeur des hommes, seule capable de faire advenir la plénitude des temps, de "hâter l'avènement du jour de Dieu", but ultime, terme eschatologique de l'histoire, pour lequel les chrétiens sont invités à oeuvrer de tout leur être selon l'apôtre Pierre (2 Pi. 3,12). Partir sur les routes, voilà une façon autre de s'enfoncer dans l'histoire des hommes.

D'instinct, le pèlerin se sent attiré par les immenses espaces solitaires, reprenant ainsi à son compte l'élan qui pousse les moines à s'enfoncer dans le désert pour converser avec Dieu dans l'intimité: "Je me dirigeai vers Saint-Innocent d'Irkoutsk, pensant que, par les plaines et les forêts de Sibérie, je trouverais plus de silence et pourrais me livrer plus commodément à la lecture et à la prière" (Ibid, p.36). Or, lorsque l'occasion se présente, jamais il ne refuse de prêter l'oreille au récit des autres, de proposer un avis, une aide, parfois d'édifier son prochain à l'aide de citations tirées de sa Philocalie. Il parvient également à apaiser des angoisses, comme dans le cas de ce soldat déserteur devenu malfaiteur, qui fait d'horribles cauchemars où il lui semble s'enfoncer sous terre et y mourir étouffé. Les paroles du pèlerin l'apaisent quelque peu, et tous deux font route vers un monastère: "Nous nous rendîmes ensemble à Potchaev, sous condition qu'aucun des deux n'adresserait la parole à l'autre, et que nous dirions la Prière de Jésus tout le temps." (Le pèlerin russe, trois récits inédits, Abbaye de Bellefontaine, 1973, p.39-40.). Le cheminement dans la prière entraîne le pécheur sur la voie du repentir, le pousse à imiter son compagnon salutaire du moment. Peu à peu les angoisses se dissipent, le déserteur fait un sincère acte de contrition et il peut alors communier. Son cauchemar se mue en un beau rêve plein de lumière, signe que la prière est descendue dans les profondeurs secrètes de l'inconscient, les a pacifiées.

Le déplacement pédestre facilite l'exploration des régions traversées, multiplie les occasions de rencontre avec des gens de toutes conditions. Jamais cependant le pèlerin ne perd de vue le but poursuivi, la méditation sans discontinuer du nom de Jésus. Un jour il propose à un aveugle, hébergé comme lui dans une famille qui tient table ouverte pour les errants, de faire route avec lui jusqu'à la ville de Tobolsk: "En chemin je te lirai tout ce qui se rapporte à la prière du coeur et je t'indiquerai comment découvrir ton coeur et y pénétrer ... A deux dans la solitude, il fait bon marcher; et, en marchant, on est mieux pour lire et pour parler sur la prière"(Récits d'un pèlerin russe, Paris, Seuil, 1948, p. 110-111.) . Parfois ce compagnonnage se déroule silencieusement, comme dans le cas de l'homme en route vers le monastère Solovetsky: "Nous marcherons à une vingtaine de pas l'un de l'autre; ainsi nous ne nous gênerons pas, et nous pourrons lire ou méditer tout au long du chemin".

Donc on ne se dérobe pas à un entretien lorsque l'occasion se présente, on ne refuse pas l'hospitalité toujours offerte, semble-t-il, de bon coeur. Mais il faut savoir limiter la durée des contacts avec le prochain. L'hébergement au sein d'une famille accueillante et pleine de tact finit par peser sur le pèlerin, malgré la gentillesse dont il est entouré et les scènes édifiantes auxquelles il assiste: "J'avais en moi comme une faim de prière; j'éprouvais un violent besoin de la laisser jaillir. Je sentais dans mon coeur comme un flot prêt à déborder et à se répandre dans tous mes membres, et, comme je le retenais, j'eus une violente douleur au coeur - mais une douleur bienfaisante, me poussant seulement à la prière et au silence... Je compris pourquoi le bienheureux Hésychius dit que l'entretien le plus élevé n'est qu'un bavardage, s'il se prolonge trop"( Ibid, p. 108.). Une demande de la "Prière de saint Ephrem", que les orthodoxes sont invités à réciter tout au long du Grand Carême, est formulée en ces termes: "Ecarte de moi l'esprit de vain bavardage". Au jeûne alimentaire est associé le jeûne de la langue, la lutte contre l'intempérance verbale. On pourrait y adjoindre le jeûne du regard et de l'ouïe, pour le plus grand bienfait de l'homme de la civilisation des média audiovisuels. On ne refuse donc pas de faire un brin de conversation lorsque l'occasion se présente, mais les contacts humains sont noués dans un but d'édification et ne sont pas recherchés pour eux-mêmes. Toujours priorité sera accordée à la prière et à la méditation. Les Récits d'un pèlerin russe ne nous apprennent donc pas grand chose sur l'histoire des événements politiques, économiques ou sociaux. Mais ils projettent une lumière fascinante sur l'histoire intérieure, sur les bouleversements spirituels des hommes de ce temps.

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