-Méditons avec le Frère Marcel-
« L'amour et le bien triomphent par le Christ. Nous en faisons tous l'expérience, nous qui avons été baptisés dans Sa Mort pour vivre avec lui, dès maintenant, la vie des enfants de Dieu; nous qui avons reçu son Esprit-Saint, notre force. »écrit le Saint-Père dans son message aux jeunes réunis à Paris le 18 janvier 1997.
Le Frère Marcel Van a toujours voulu que la civilisation de l'amour soit signe de l'Amour dans sa famille. L'exemple vécu par elle, dans la difficile période traversée alors par son pays, a valeur de témoignage et peut suggérer bien des méditations sur « l'accueil et la consolation de l'Amour par le repentir et la confiance. » Nous vous proposons les textes qui suivent, vous laissant les parcourir avec le coeur, et en suivant la chronologie indiquée.
En 1938, Joachim Van est, à la Maison-Dieu de Huù-Bang depuis bientôt trois ans et il raconte dans l'Autobiographie: (A-65-a)
«L'année où j'atteignis mes dix ans, la misère devint plus grande encore. Dans toute la région où je me trouvais, la moisson fut perdue à cause de l'inondation. Les gens souffrant de la faim couraient chaque jour à la forêt pour chercher de quoi se nourrir. A la cure, la situation était pire encore; les gens se disputaient chaque grain de riz...L'esprit de charité avait disparu sans laisser aucune trace....
« Maintenant que ces souffrances sont passées, je ne sais quels mots employer pour les décrire... Mais moi, le plus éloigné, et, en ce moment, le plus maltraité, je voulais également profiter de cette occasion pour retourner chez mes parents.
« Malheureusement, l'inondation n'était pas encore finie quand j'appris une nouvelle qui me fit saigner le coeur: dans la région de Ngam-Giao, les digues étaient rompues, et pour comble de malheur, ma famille, réduite à la plus noire misère, devait emprunter de l'argent et se nourrir de potage pour subsister. Cette nouvelle me jeta dans la stupeur, tout comme si on m'avait appris la mort de mon père. Je ne savais que pleurer en secret et confier ma peine à la Sainte Vierge. J'avais l'impression que mes souffrances présentes n'étaient plus aussi amères; je les oubliai comme n'ayant jamais existé, pour ne plus penser qu'à ma famille... Parfois même je pensais que peut-être ma mère et ma petite soeur Tê étaient mortes!...Oh! quel déchirement pour mon coeur! Je sanglotais par moment et me sentais comme pris de vertige.
« Ce n'est que trois mois plus tard que j'appris que toute ma famille était encore vivante, et que même elle s'était enrichie d'un petit frère qu'on appela Joachim Luc...
« Mon Père, à parler ainsi sommairement, vous allez peut-être penser que la situation de ma famille a été subitement modifiée à cause de l'inondation. En réalité cependant, il n'en est pas ainsi. Ce qui a conduit ma famille de l'aisance à la misère, c'est la passion de mon père pour le jeu d'argent... Il rivalisait avec ses amis pour jouer à l'argent, et vint un jour où il a fallu vendre les rizières, engager l'héritage et même les briques de la cour pour satisfaire sa passion du jeu, et acheter du riz. Ma mère, mes frères et soeurs, tous vivaient plus de leurs larmes qu'ils ne vivaient de riz...Malgré cela, mon père restait toujours calme, sans s'émouvoir le moins du monde; et la plus grande souffrance de ma mère n'était pas la perte de l'héritage, mais bien le manque d'amour. Ensuite, mon père, ne sachant plus réfléchir, s'adonnait à l'alcool, il jurait, abandonnait la prière et vivait avec nous comme un homme sans aucune affection. Tous les jours, nous entourions notre mère d'attentions, partageant ses peines et ses joies. Elle restait toujours la colonne qui soutenait la famille, mais plus que personne, elle ressentait dans son coeur de nombreuses blessures... »
Le 15 juillet 1944, cette admirable mère accompagne Van jusqu'à l'embarcadère, au moment où il quitte sa famille pour entrer chez les Rédemptoristes, à Hanoi. Elle dit alors à son fils: (A-297-a)
-Mon enfant, nous voilà arrivés près de l'embarcadère; je m'arrête ici et je te souhaite un bon voyage...Rappelle-toi les conseils que je viens de te donner... Prie beaucoup pour moi.
« A ces mots, ma mère se mit à sangloter. Je baissai la tête en silence, laissant moi-même libre cours à mes larmes. Puis ma mère ajouta:
-Combien de souffrances la famille devra encore endurer à cause de ton père!...Cependant, j'accepte tout de bon coeur, puisque c'est là un don de Dieu...Je compte beaucoup sur tes prières. Demande au bon Dieu de me donner plus de courage, demande-lui surtout la conversion de ton père...Je te laisse partir dans l'espoir que tu seras pour la famille et pour moi en particulier une force vivifiante. Mon enfant! Je souffre beaucoup de devoir me séparer de toi! Désormais je ne compte plus te revoir!...Mais puisque Dieu le veut, c'est de bon coeur que je te laisse partir en paix!...
En octobre 1946, le Frère Marcel Van, qui a terminé son noviciat, écrit une lettre personnelle à son père. (C-26)
« Cher papa, vous savez bien que vous n'êtes pas un contremaître dans une usine, vous n'êtes qu'un père dans la famille. Cher papa, comment doit se conduire un père dans la famille? Je pense que vous le savez très bien déjà. Papa, un père de famille doit avoir un coeur rempli de bonté et de condescendance. Dieu est notre Père, et il nous appelle ses enfants. Il est notre Père, parce qu'il est infiniment bon...Si Dieu notre Père n'avait pas assez de bonté, il ne mériterait pas d'être appelé père, car pour être appelé de ce nom de père, il faut avoir au coeur une véritable bonté. Or, dans la famille, Dieu veut qu'il y ait quelqu'un qui soit père à sa place, afin de manifester à ses petits enfants la bonté et la douceur de son coeur. Papa, vous avez donc comme rôle de tenir la place de notre vrai Père du ciel, pour manifester sa bonté à notre égard.
« Mais, hélas! mon cher papa, nous attendons encore que cette bonté du père dans la famille se manifeste à nous vos enfants; nous nous demandons même si nous verrons jamais notre attente se réaliser. Pourquoi cela? Parce que notre papa est devenu pour la famille comme un joug lourd à porter.
« Arrivé ici, je n'ai qu'envie de pleurer, et je suis comme dans l'impossibilité de continuer. Cependant, j'ai demandé à Jésus de me donner assez de courage pour vous ouvrir mon coeur d'enfant. Cher papa, s'il ne me reste plus sur terre aucun moyen de toucher votre coeur, quand je serai au ciel, je descendrai sur les lieux pour changer votre conduite, afin que la famille puisse jouir de la paix et d'une véritable joie.
« Etant le père dans la famille, vous devez être le rempart qui la protège. Tous les gestes d'un père, toutes ses paroles et tous ses actes doivent être un reflet de sa bonté et de sa bienveillance...
« Les paroles du père de famille doivent être comme une force tempérée de douceur, quand les enfants se trouvent en face des difficultés et de la souffrance; et pourtant, il semble que plus nous rencontrons de difficultés, plus nous entendons sortir de votre bouche des paroles amères, qui viennent encore aggraver la tristesse et la souffrance de la famille. Il en résulte que la famille est malheureuse.
« Si dans la tristesse on trouve consolation, naturellement la tristesse se change en joie. Au contraire, quand on est dans la joie et qu'on entend des paroles amères, la joie devient tristesse, bien plus, elle se transforme en "Malheur"...
Arrêté le 7 mai 1955, le Frère Marcel est condamné à 15 ans de travaux forcés, le 22 mai 1956, par le Tribunal Populaire de Hanoi.
Le 20 juillet 1956, il écrit à son Supérieur, le Père Denis Paquette, du camp de rééducation N°2 de Mo-Chèn: (C-345)
« En ce qui me concerne, depuis le jour où je suis arrivé dans ce camp de Mo-Chèn, je suis très occupé, comme peut l'être un petit curé de paroisse. En dehors des heures de travail obligatoire, je dois continuellement accueillir les gens qui viennent les uns après les autres chercher du réconfort auprès de moi, qu'ils considèrent comme quelqu'un qui ne connaît pas la fatigue. Cependant, ils voient bien que je ne suis pas très fort moi non plus.
« Je suis heureux, car durant ces mois de détention, ma vie spirituelle n'a subi aucun préjudice, et Dieu lui-même m'a fait savoir que c'est sa volonté que j'accomplis ici. Bien des fois je lui ai demandé la faveur de mourir dans ce camp, mais chaque fois il m'a répondu:
-Je suis bien prêt à suivre ta volonté comme tu suis toujours la mienne, mais il y a les âmes qui ont encore besoin de toi; sans toi, il me serait impossible d'arriver jusqu'à elles. Alors qu'en penses-tu, mon enfant?
-Seigneur, c'est à toi d'y penser pour moi.
Le témoignage de Madame Anna Nguyên-thi-Lê, soeur aînée du Frère Marcel et de Soeur Anne-Marie Tê, donne sa dimension à la civilisation de l'amour. Il est destiné à Tê, sa petite soeur, religieuse O.ss.R. au Canada depuis 1954:
Souvenirs de notre papa et de notre maman
« Petite soeur Tê,
« Permets que je te donne quelques détails concernant nos parents très chers. Je te fais savoir qu'à partir du moment où la famille s'est réfugiée dans le Sud, (en juillet 1954), la conduite de notre papa a changé subitement de façon extraordinaire, à la surprise de tous.
« Autrefois, papa était très coléreux, grossier, orgueilleux, passionné pour le jeu et abusant de l'alcool. De plus, il se montrait très négligent en ce qui concerne la vie spirituelle.
« Aujourd'hui, il est devenu un chrétien fervent, donnant le bon exemple à tous les gens de son entourage...
« Depuis qu'il a émigré dans le Sud Vietnam, il est fidèle à la récitation du chapelet, à la messe et à la communion quotidiennes...
« De retour à la maison, il n'avait plus cette attitude orgueilleuse et ce caractère difficile avec maman et les enfants. Au contraire, il les traitait avec humilité, il employait souvent des paroles de douceur, pour demander pardon à maman pour toutes les fois où il l'avait fait souffrir.
« Il faut que tu le saches, petite soeur, chaque fois que papa exprimait ainsi son regret et demandait pardon à maman, il le faisait avec une douleur intérieure telle qu'il en versait des larmes, de sorte que toute la famille fondait aussi en larmes. Parfois, il demandait pardon à maman à plusieurs reprises, en présence de ses enfants pour montrer qu'il était un grand pécheur. Petite soeur, papa était devenu un homme très doux.
« Il disait souvent à maman: J'ai été très grossier envers toi, pardonne-moi...
« Puis il versait continuellement des larmes de repentir. Voyant cela, maman, très émue avait pitié de lui et tâchait de détourner la conversation pour lui faire oublier ces choses.
« ...Tu vois par là, petite soeur, que notre papa a reçu de Dieu la grâce d'une force extraordinaire, pour changer subitement de conduite et devenir ainsi un homme plein de douceur et d'humilité.
« J'ai vécu quatre ans comme réfugiée à côté de papa. Malgré la pauvreté et les privations, il régnait dans la famille une atmosphère de paix et de joie, et nous goûtions à vivre avec nos parents beaucoup plus de bonheur que dans le Nord Vietnam...
« Alors qu'autrefois, personne n'osait rien lui dire ni lui faire le moindre reproche, voilà que maintenant, il s'abaisse comme un serviteur dévoué, attentif à rendre à la famille tous les services comme: piocher la terre, cultiver le jardin. Quand papa voyait que maman tardait à revenir du marché, il quittait le jardin pour venir cuire le riz et préparer le repas, de sorte qu'à son retour, le repas était déjà prêt. Et chaque fois que maman revenait ainsi du marché, papa allait au devant d'elle pour la saluer avec empressement. Ce n'était plus du tout comme avant.
« Papa était aussi très attentif à se sacrifier, à s'imposer des privations.
« Quand il commença à se sentir plus faible, plus sujet à la fatigue, maman et moi, nous prenions soin de lui acheter quelque fortifiant ou encore des fruits, mais papa cédait toujours ces choses à d'autres, disant:
-Non, je n'ai pas besoin de ces choses de la terre, je n'ai plus besoin de ces douceurs; d'autres en ont plus besoin que moi. Maintenant que je suis âgé et déjà près de la mort, je sens le besoin de me mortifier pour expier mes péchés, et demander à Dieu la grâce d'une bonne mort.
« Bien qu'il fût dans cet état de faiblesse, papa faisait un effort pour se rendre tous les jours à l'église, réciter le chapelet, entendre la messe et recevoir la communion. Cela dura jusqu'au début de novembre 1958. Après, comme il était devenu très faible et très fatigué, il a dû garder le lit à la maison, et chaque matin, le prêtre lui apportait le Corps du Christ. Chaque matin également, les parents du village et plusieurs paroissiens accompagnaient le Saint Sacrement jusqu'à la maison, et quand le curé retournait, ils restaient pour réciter les prières de l'action de grâce avec le malade.
« Arrivée ici, petite soeur, permets que je te raconte la manière dont papa s'est servi pour demander pardon.
« Le matin de ce jour-là, (c'était environ deux jours avant sa mort), papa a communié comme tous les jours, et après que les personnes présentes eurent terminé les prières d'action de grâces, soudain papa éleva la voix pour inviter maman, Liêt et moi, de même que Luc à s'approcher de son lit, et il dit à maman:
-Chère épouse! Encore une fois, je te demande pardon de toutes mes erreurs, de toutes les souffrances et de toute la honte que je t'ai fait subir depuis le jour de notre mariage.
« Papa, tout en parlant, versait d'abondantes larmes et il en était de même pour maman. Témoins de cette scène, toutes les personnes alors présentes à la maison, furent aussi incapables de retenir leurs larmes. C'était vraiment un spectacle on ne peut plus émouvant et que personne n'avait jamais vu! Papa continua disant:
-Tu sais que je suis un pauvre pécheur, pardonne-moi et prie pour que j'obtienne la grâce d'une bonne mort. »
« Quant à maman, elle demanda aussi pardon à papa pour les paroles amères qu'elle lui avait dites en se querellant avec lui. Elle lui dit:
-Oublions tout cela. Tous les désagréments qui nous sont arrivés durant notre vie, Dieu dans sa bonté et sa miséricorde nous les a déjà pardonnés; tu n'as plus à t'en préoccuper ni à t'en attrister. Vis dans la paix et l'abandon, et prie pour moi afin que le Seigneur m'aide à remplir le rôle qu'il m'a confié dans la famille. »
« Et papa, s'adressant à maman, continua par ces mots:
-Je te remercie pour ta charité, ta patience et ton dévouement à mon égard. Tu m'as toujours aidé avec complaisance, t'occupant de tout pour moi. Que Dieu te le rende. »
Deux jours après, papa mourait. C'était le 25 novembre 1958.
Le 10 juillet 1959, le Frère Marcel retrouve son Seigneur, au camp N°2,
Le 14 août 1990, le Père Antonio Boucher, qui termine la traduction en français de ce témoignage rédigé en vietnamien et la transmet à Soeur Anne-Marie Tê, ajoute:
« Personnellement, je n'hésite pas à affirmer que le miracle de cette conversion est attribuable en grande partie aux prières et aux souffrances intérieures du Frère Marcel avec celles de toute sa famille. Que Dieu en soit loué et éternellement remercié. » |